Où vont-ils, ces arbres qui marchent ?

Publié le 27/04/2021

  • Où vont-ils, ces arbres qui marchent ?

Sébastien Renault[1]

 

Dans les Évangiles, qui sont d’abord des annonces orales araméennes rigoureusement structurées et cristallisées (avant d’être « décalquées » en grec), Jésus de Nazareth nous est présenté comme un Rabbi « rythmo-pédagogue » enseignant avec autorité (Mt 7, 29) en langue araméo-paysanne mnémotechnique, rythmique et formulaire (ce que démontre toute l’œuvre anthropologique de Marcel Jousse). Les récitatifs dialectiques et leçons catéchistiques de ce Maître de la parole, qui est Lui-même la Parole, sont l’expression consommée, à la fois ethnique et universelle, d’une prodigieuse pédagogie humano-divine — au sens où les enseignements évangéliques de Jésus en style dialectique oral rythmique, logique et sémantique, assument 1) la forme ethnique (incarnée) d’un catéchisme formulaire araméen ; et 2) visent à l’illumination et l’instruction des hommes de tous les temps, de par leur efficacité et leur autorité divine universelle sur tous les hommes de tous les temps.  

Ce génie pédagogique, à la fois enraciné et transculturel, ne nous rejoint néanmoins qu’avec difficulté, compte tenu d’abord du fossé ethnico-pédagogique entre civilisation livresque de la lettre morte, aujourd’hui digitalisée et anti-traditionnelle à souhait, et civilisation mnémotechniquement et pédagogiquement orale, par définition traditionnelle et vivante. Il est donc urgent de redécouvrir aujourd’hui la fonction pédagogique universelle et ultimement salvifique de ces compositions ryhtmo-catéchistiques évangéliques (récitatifs historiques, mashaliques/paraboliques, et doctrinaux), en particulier ces arborescences de sens qu’elles déploient en notre intelligence, si nous les laissons faire jouer leur logique interne.

Car le Verbe de vie, assumant la nature humaine et répandant la semence de la parole, vient rendre à l’homme universellement aveugle la vision (חזא) de la compréhension analogique du monde, laquelle sied, par nature, à l’intelligence adamique. C’est ce qu’illustre le magnifique « mimodrame » mystagogique rapporté en Marc 8, 22-26. Remarquons d’ailleurs au passage que l’admonestation qu’adresse Jésus à Ses disciples au verset 17 porte précisément sur leur inintelligence après le miracle de la multiplication des pains pour quatre mille hommes :

« Êtes-vous encore sans intelligence, et ne comprenez-vous pas ? »

S’impose donc une rééducation de l’intelligence de l’humanité aveuglée et figurée par l’aveugle de Bethsaïde. En Marc 8, 23, le Sauveur prend donc celui-ci à part pour accomplir une action mystagogique précise et des plus signifiantes. Puis Il l’interroge : « Voyez-vous quelque chose ? ». Sur quoi, levant le regard, l’homme aveugle s’écrie (ce que nous indiquons en nous appuyant sur le texte araméen de la Peshitta) :

« Je vois [חזא] les hommes [בני אנשא] comme [le comparatif איך] des arbres [אילנא] qui marchent ! » 

Par l’imposition des mains et l’application de salive sur les yeux de l’aveugle (verset 23), le divin médecin fait de lui un visionnaire prophétique. D’où l’exhortation finale (verset 26) de ne pas rentrer au village (lieu de l’aveuglement collectif ordinaire), où il risquerait de perdre sa capacité restaurée de voir « toute chose distinctement » (verset 25).

Il existe une corrélation analogique profonde entre l’homme et l’arbre, comme si le second était intérieur au premier. Dans le jardin de la félicité originelle (de ce jardin littéralement « planté » [נטוע] par la divinité, Gn 2, 8 : … וַיִּטַּע), l’Adam avait naturellement accès à tous les arbres (c’est-à-dire à toutes les sciences du réel visible et invisible dont se nourrit l’âme pour accéder au sens de la Création), à l’exception de celui de la connaissance du bon et du mauvais, l’arbre unique et exclusif échappant à la culture humaine. Le jardin est donc le lieu d’une connaissance régulée par une limite vitale, car l’intelligence humaine ne peut saisir et transformer le réel connaissable sans une certaine mesure restrictive, figurée par « un arbre » démarqué de « tous » les autres arbres de la connaissance adamique, sauf à tomber dans l’illusion d’une épistèmê vertigineuse et prométhéenne, d’essence strictement humaniste. Telle est l’illusion multiculturaliste de la connaissance comme fonction exclusive de la nature de la faculté conceptuelle humaine, dont la source sémantique et le développement constructiviste ressortent exclusivement de l’homme opinioniste et « mesure de toutes choses », y compris de la définition de ce qui est bon et mauvais.   

Cette immanence analogique de l’arbre en l’homme est confirmée par cet épisode de l’aveugle de Bethsaïde, où nous voyons le Dieu fait homme, sous l’effet d’une action divino-humaine mystagogique, restaurer (ne serait-ce que brièvement) cette vision archétypale juste en l’homme marqué par un aveuglement universel, conséquence de sa chute originelle.

Qui dit mieux ? À notre connaissance, personne, tant il est vrai que, comme Œdipe et l’aveugle de Bethsaïde, il faut être devenu aveugle à la vision dominante (un aveuglement qui s’ignore) pour devenir « prophète » – pour voir la réalité dans son arborescence sémantique irréductible à la seule conception humaine ! Ce que dit ailleurs Jésus, ayant guéri l’aveugle de naissance, comme le rapporte saint Jean dans son Évangile (Jn 9, 39) :

« Je suis venu dans ce monde pour un jugement [לדינה, lit. « pour trancher dans un litige », tel un juge arbitre ou médiateur-décideur] : pour que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles. »

Mais pourquoi ces hommes-arbres marchent-ils, d’après la vision restaurée de l’aveugle de Bethsaïde ? Ils marchent, comme l’indique le verbe araméen מהלכין en Mc 8, 24, parce que l’homme restauré marche (הלך) en fonction de la Halakha (הלכה, du verbe ללכת, לך, « marcher », « aller », au sens de se mouvoir et d’avancer dans la voie des commandements divins). Halakha non pas talmudique, mais bien plutôt évangélique, celle qu’instaure le Logos fait chair pour que nous marchions librement à Sa suite – sequela Christi.

Tout dans la révélation biblique tourne finalement autour de l’arbre, autour du lieu révélé de la connaissance de l’invisible (du haut, source de la lumière) par le visible (le bas réflecteur), selon l’analogie photosynthétique. Le chemin divinement pédagogique de cette connaissance (דַּעַת) nous fait passer 1) de l’arbre de vie (Gn 2, 9) « au centre du jardin » de l’homme préternaturel – de l’Adam (הָאָדָם) à la fois enraciné dans et « tiré » de sa propre nature/adamah (הָאֲדָמָה) pour la transformer moyennant l’usage de son intelligence libre – 2) à la re-connaissance de l’arbre de notre vie ; 3) par un arbre singulier marquant une limite rationnelle primordiale mais perçue, par méprise logique, comme une entrave à la puissance de l’appétit concupiscible (cf. Gn 3, 6 : טוֹב… לְמַאֲכָל/« bon… à manger » à תַאֲוָה… לָעֵינַיִם/« agréable aux yeux » à נֶחְמָד… לְהַשְׂכִּיל/« désirable pour [obtenir] l’entendement »), celui de la connaissance du bon et du mauvais ; 4) par la vision prophétique de l’homme salutairement « aveugle » à la vision usuelle déracinée (notre vision ordinaire déracinée du réel, lorsque nous ne voyons plus les hommes « comme des arbres qui marchent ») ; 5) par l’arbre de la Croix rédemptrice au sommet du Calvaire ; 6) par le retour, enfin, à l’arbre de vie au centre du jardin du paradis divin (Apo 2, 7) :

« À celui qui vaincra, Je donnerai à manger [למאכל, cf. Gn 2, 9 et 3, 22] de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu. »

Il s’agit bien, effectivement, de « vaincre ou mourir.



[1]  Cet article est le premier d'une série de réflexions composées et regroupées par Sébastien Renault sous l'intitulé ÉLÉMENTS POUR UN VRAI DIALOGUE, série destinée à constituer la première partie d'un ouvrage monumental intitulé À TEMPS ET À CONTRETEMPS, dont le site entre la Plume et l'enclume a déjà publié une série de chapitres constituant la deuxième partie.

L'auteur s'explique : 

Les extraits choisis et compris dans cette première partie sont tirés de notre correspondance avec différents interlocuteurs et auteurs, français pour la plupart. Ils constituent comme une mosaïque d’essais miniatures et d’éléments pour un dialogue. Nous les publions donc ici un peu comme on jetterait une bouteille à la mer, d’abord pour la voir flotter joyeusement, puis débouchée, voire même, peut-être, « déchiffrée » avec curiosité...

Comme le verra le lecteur intéressé, nous présentons une panoplie thématique visant à situer, dans la pluralité disciplinaire qui nous occupe le plus souvent, l’unité d’une réflexion qui se construit au jour le jour, selon la dialectique de l’ « à temps » et du « contretemps », dialectique que nous empruntons au grand saint Paul.

Puisse son intelligence évangélisatrice et sa charité nous servir de guide.

Sébastien RENAULT <[email protected]>