Publié le 25/05/2018
De la loi naturelle au sentimentalisme moral
Publié le 26/05/2018
Par Sébastien Renault
[Suite de la réflexion sur le relativisme moral de notre époque, et ses incohérences]
Nous nous arrêtons aujourd’hui de nouveau sur l’importante question de la loi naturelle et (d’abord) de son hérésie contemporaine la plus répandue, à savoir de ce que nous appellerons le sentimentalisme1 moral. Cette réflexion nous paraît d’autant plus à propos que notre situation occidentale aujourd’hui présente son lot de confusions graves à l’endroit du sens même et de la validité—rationnellement démontrable—du concept capital de legis naturalis.
L’ère du libéralisme rationaliste et universaliste de l’après Révolution a été remplacée par celle du libéralisme irrationaliste2, pragmatique et particulariste, en laquelle nous « évoluons » aujourd’hui. Ce qui caractérise ce type nouveau de libéralisme dit « post-moderne » est sa façon d’imposer, au nom même de la liberté et de la tolérance, un certain type de domination inavouée sur toute la culture, et ce en dissolvant peu à peu toute opposition dite « traditionnelle » (donc essentiellement religieuse) par le moyen du sentimentalisme moral, ou relativisme tyrannique. Ce dernier peut être regardé comme la caractéristique la plus essentielle de la commune religion laïque en Occident postchrétien.
Ce que nous identifierons ici comme l’erreur la plus largement partagée aujourd’hui, dans les milieux tant académiques que populaires, est la notion selon laquelle le désaccord sur les questions de morale indique que celle-ci (la morale) ne peut, en définitive, être fondée sur la base de vérités universelles. Le relativisme moral est en effet fermement établi, aussi bien dans les milieux universitaires qu’en pratique, c’est-à-dire dans la vie et les mœurs de tous les jours (de nos familles, proches, amis, institutions civiques, scolaires, administratives, etc.). Par les truchements dévoués d’une propagande médiatique constante, il est devenu la façon normale de penser, donc également de parler (« tout se vaut ») et d’agir (les sentiments étant pris comme normes d’évaluation et de praxis morale). Il s’ensuit que les propositions de la morale doivent donc être graduellement remplacées par celles d’une « éthique » des valeurs subjectives dont la validité sera évaluée sur la seule base des critères éthiques préférentiels attachés à tel individu ou telle culture particulière. C’est bien ainsi que se traduit effectivement l’erreur précitée (représentant la nouvelle orthodoxie morale) à pratiquement tous les niveaux de l’organisation et de la législation morale de nos sociétés contemporaines occidentales.
1. Existe-il une régulation universelle de nature morale ?
La question fondamentale, qu’il convient donc d’examiner de nouveau avec un minimum de rigueur logique et d’honnêteté intellectuelle, est la suivante : existe-t-il ou non des propositions (de nature axiomatique) ayant une portée universelle, c’est-à-dire capables de définir ce qui est bon et mauvais, juste et injuste pour les gens en général ? Les tenants du relativisme moral, que nous qualifierons donc de « sentimentalistes » (ou néo-Candides), se font les avocats d’une vision du monde et de la société dont le dogme central se résume à la proposition (universelle ?) suivante : il n’existe pas, au fond, de loi commune ! Chacun peut (est libre de) décider pour soi-même ce qui est « bon » et « mauvais », « juste » et « injuste », etc. Nous avons là l’expression même de ce que d’aucuns persistent à qualifier de « progressisme », donc de « progrès » moral.
Évidemment, ce dogme sentimentalo-relativiste ne peut en fait s’absolutiser qu’idéologiquement (tout comme le dogme foncièrement absurde de la tolérance).
Pratiquement parlant, même le relativiste le plus convaincu (appelons-le néo-Candide A) se révèlera bientôt un défenseur farouche de l’objectivité métaphysique invariable d’un ordre moral universel pour l’humanité, par exemple face à la proposition suivante d’un autre relativiste convaincu (appelons-le néo-Candide B) : « c’est mon choix d’avoir des relations sexuelles avec ta petite fille de 4 ans ». À moins d’en appeler à un principe moral universel (une loi commune prohibant le viol), sur quelle base peut bien le néo-Candide A contester le libre choix du néo-Candide B de donner libre cours à ses désirs sexuels les plus vils et criminels ? Et qui pourra, d’ailleurs, justifier pareilles catégorisations (« vils et criminels ») à l’endroit des désirs sexuels de néo-Candide B, à moins d’en appeler à un fond moral commun capable d’informer tout homme quant au caractère intrinsèquement ignoble et criminel du viol ? En l’absence d’un tel principe moral universel, la solution à pareil conflit ne saurait survenir qu’à travers la médiation de la « loi » du plus fort. Tel est bien, en effet, le salaire implicite au sentimentalisme moral et à la « tolérance absolue » : bellum omnium contra omnes (la guerre de tous contre tous) ! Mon choix de donner libre cours à mes désirs les plus immondes contre le tien de respecter la dignité d’autrui ! D’arbitre moral extra-subjectif nous contraignant dans une direction ou dans une autre, point !
Mais enfin, nous faisons l’hypothèse que néo-Candide A, quoiqu’ayant voté pour Emmanuel Macron aux dernières élections présidentielles, n’en demeure pas moins, quelque part, un individu de conscience3. Autrement dit, quoiqu’il se soit idéologiquement convaincu que rien ne saurait exister au monde de plus noble que la neutralité morale, néo-Candide A ne peut pour autant se contenter de gentiment refuser à néo-Candide B la satisfaction de son choix. Il va naturellement plus loin et réagit comme s’il croyait fermement, presque malgré lui et son idéologie progressiste, en un ordre de principes moraux objectivement réels et universellement contraignants (i.e. non-neutres). Le viol, néo-Candide A en convient sans recourir à de plus subtiles délibérations, est intrinsèquement (i.e. universellement) mauvais. Il ne saurait donc souscrire au choix (néanmoins libre) de néo-Candide B, ce malgré l’imperium de tolérance que la culture ambiante fait peser sur le plan le plus superficiel de sa conscience.
De la même façon, chaque fois que nos politiciens et autres législateurs du droit civil placent un ensemble de réformes ou de lois au-dessus d’un autre, ils rendent par-là même (consciemment ou pas) un jugement de type moral. Ainsi, quiconque affirme que toute personne raisonnable se doit de favoriser tel ou tel élément de législation en matière de droit civil assume, consciemment ou pas, l’existence d’un fond moral principiel non-négociable. Tout jugement ne peut se justifier, moralement parlant, que sur l’admission d’une proposition plus fondamentale nécessairement vraie/bonne (0) ou fausse/mauvaise (1). Ainsi en va-t-il, épistémologiquement parlant, du rapport entre axiomes4 et théorèmes5, par exemple dans le cadre des mathématiques. Les théorèmes se prouvent par démonstrations6, mais pas les axiomes. Ce parallèle entre la morale et les mathématiques est particulièrement éclairant. En effet, nous sommes aussi peu libres de créer un nouvel ordre de premiers principes moraux que nous le sommes de créer un nouvel ordre de premiers principes arithmétiques. Tout ce que nous pouvons faire est d’arbitrairement refuser cet ordre moral dont nous héritons par le fait même d’hériter de la nature humaine. Mais nous ne pouvons pas nous affranchir de celui-ci en faveur d’un autre ordre moral dont nous serions les créateurs. Nous pouvons certes choisir de voler, tuer, de tromper, ou de violer. Mais nous ne pouvons pas en éprouver l’obligation morale. L’obligation morale est unidirectionnelle en ce qu’elle ne vise qu’au bien d’autrui en tantqu’autrui7. Nous sommes certes réellement libres et pouvons par conséquent librement choisir de faire les choses les plus absurdes (par ex. de faire le plein de sa voiture avec du diluant à peinture) et les plus immorales. C’est dire que la valeur et le mérite de notre liberté ne tient pas tant à notre capacité de choisir qu’à ce que nous choisissons (i.e. au quid de nos choix). Mais nous ne sommes pas libres d’affranchir notre conscience de sa culpabilité si nous avons commis un crime. Car les principes moraux qui régulent notre conscience de l’intérieur sont constitutifs de la vie même de l’âme humaine—ce pourquoi les grands penseurs antiques parlaient de la faculté de conscience de l’âme rationnelle, en tant qu’informée par ces premiers principes, comme d’une syndérèse8.
Remarquons bien que cette notion de connaturalité entre le bien, la syndérèse, et les premiers principes de l’ordre moral9 n’est pas seulement ignorée en éthique libertaire des valeurs, mais également remplacée par une espèce de jeu subjectif thérapeutique d’auto-validation. On le voit partout, particulièrement chez les champions du « droit » à l’avortement, paradant sous les couleurs « pro-choix ». Ces derniers affirment défendre le « droit » de tout individu de choisir. L’accentuation est ici si frappante et pervertie qu’on pourrait facilement passer à côté de ce qu’elle assume en substance, à savoir : que c’est le choix lui-même (en tant que choix !!!) qui détermine la valeur de ce que je choisis, non pas la chose choisie elle-même10. L’accent est perversement placé sur l’acte de choisir en soi, sans tenir compte de son objet direct—et des conséquences attachées à ce choix. C’est dire que le fondement de mon choix (des actions individuelles et collectives dans la société) n’a plus rien à voir avec la raison ! L’éthique libertaire des valeurs est essentiellement fondée sur l’arbitraire de choix auto-validant par le fait même de s’exercer en tant que choix, fussent-ils irrationnels. Encore une fois cette mentalité « pro-choix », ayant pour fondement officiel la « tolérance », n’est autre que tyrannique dans ses principaux effets socio-culturels, particulièrement à l’endroit du caractère sacré de la vie humaine et de la famille11. Ce n'est pas la raison, mais bien l’abdication de la raison qui est la source de ce terrible effondrement (ou nihilisme) moral en Occident, ce pourquoi nous voudrions maintenant nous arrêter, par trop brièvement, sur la question capitale de la loi naturelle comme remède à la méchanceté consommée en quoi consiste l’arbitraire nihiliste libertaire.
La loi naturelle est la régulation universelle de nature morale12 que tout homme peut déduire de la raison afin de bien déterminer ce qu’il lui faut, en tant qu’être de nature rationnelle, accomplir et/ou éviter. Elle est, au plus profond et de façon aussi immuable qu’universelle, une inclination naturelle en l’homme à agir selon sa raison. Il n’y a donc évidemment pas de loi naturelle morale pour les êtres sous-rationnels, d’où l’absence de péché chez les animaux13. Ces derniers ne sont pas libres d’agir selon une rectitude rationnelle qui les rende capables de poursuivre volontairement (= librement) un bien supérieur14. La tradition biblique fait référence à la loi naturelle en évoquant « la loi/torah inscrite dans le cœur de l’homme », ou régulation interne à laquelle tous, croyants et incroyants, sont universellement tenus. Notons que le « cœur » dans la Bible tient lieu d’analogie15 pour ce qui est intrinsèquement central à la nature et l’existence de l’homme, à savoir la raison (l’intelligence) et la volonté libre16.
Sans pouvoir entrer ici dans un examen exhaustif des données du patrimoine historico-religieux, philosophique et littéraire de toutes les grandes cultures et civilisations de l’humanité, il apparaît indéniablement raisonnable d’affirmer que l’expérience commune des hommes reconnaît l’existence et l’universalité de la loi naturelle. Par conséquent, même dans un pays où le fonctionnement de la société reposerait entièrement sur les postulats du laïcisme17, il n’en resterait pas moins tout-à-fait légitime et pertinent d’en appeler à la doctrine de la loi naturelle. Un gouvernement laïc n’est pas moins tenu qu’un gouvernement de droit divin de légiférer sur la base de l’ordre naturel des choses. Cependant, compte tenu du caractère général des préceptes fondamentaux de la loi naturelle, il est nécessaire que soit reconnue à tout gouvernement humain légitime la liberté jurisprudentielle de promulguer un corps de lois et coutumes civiques18 en fonction des conditions et besoins pluriels de la société. Ces lois humaines peuvent néanmoins s’avérer imprudentes et iniques. Il est donc nécessaire de toujours les mesurer aux critères de la loi naturelle, dont les préceptes sont eux-mêmes l’expression inchoative de la loi divine explicitement révélée dans la tradition vivante et scripturaire de la religion biblique.
Par conséquent, la loi naturelle elle-même fournit le terrain d’entente universelle et le point de départ moral d’un dialogue authentiquement rationnel entre croyants et incroyants, notamment sur les questions touchant à l’organisation de la société et à la promulgation des lois particulières capables d’en assurer le bon développement, tout autant que la sauvegarde. Au contraire, le rejet de la loi naturelle19 aboutit nécessairement au vide moral et au chaos sentimentaliste, comme on le voit un peu partout aujourd’hui.
2. Principes premiers et secondaires de la loi naturelle
La loi naturelle est la norme objective universelle et le principe de comportement pour tous les membres de la communauté humaine, de tout temps et sous tous les cieux. Comment savons-nous que quelque chose est intrinsèquement bon ? Ou intrinsèquement mauvais ? Et peut-on le prouver ? Oui certes, mais nous devons bien garder à l’esprit que rien n’est finalement prouvable sans référence à un fondement improuvable. Ce que nous pouvons prouver, nous le démontrons à partir d’un ordre irrécusable, quoi qu’indémontrable. C’est comme en géométrie, pour reprendre l’exemple des mathématiques : si rien ne va de soi (axiome, par définition indémontrable), rien ne peut être prouvé (théorème). Toutes nos conceptions et lubies d’innovations éthiques s’effondrent donc, à moins de se mesurer à la norme objective universelle de toutes les valeurs, ou loi naturelle. Si nous la rejetons, nous ne sommes plus en possession du moindre critère pour justifier cette prise de valeur contre la loi naturelle elle-même. Vous avez dit auto-contradictoire ? Autrement dit, le rejet même de la loi naturelle par ses nombreux détracteurs sentimentalo-relativistes exige, en lui-même, l’hypothèse implicite (inavouée) d’un ordre objectif, qui n’est autre que… la loi naturelle. Nos valeurs les plus chères, y compris celles dont nous déformons idéologiquement le sens (par ex. l’égalité, la tolérance, la solidarité), ne sont signifiantes pour nous que pour autant qu’elles reposent sur le fondement indépassable (axiomatique) de la loi naturelle elle-même. Elles n’ont de réalité, de sens et finalement d’efficience sociale parmi les hommes qu’en tant qu’elles se rapportent à une norme en dehors d’elles-mêmes—laquelle ne peut faire nombre avec le système de valeurs dont elle est le fondement intemporel véritablement axiomatique.
Regardons maintenant ce que saint Thomas d’Aquin, l’un des plus illustres représentants de l’histoire de la pensée, dit de la loi naturelle. Saint Thomas explique20 que la loi naturelle est certes connue de tous dans ses principes généraux, « tout autant selon sa rectitude objective que selon la connaissance qu’on peut en avoir »21. Il ajoute cependant qu’en ce qui concerne certains points de détail touchant à l’application particulière et les conclusions de ces premiers principes, elle peut « comporter des exceptions » :
« […] d’abord dans sa rectitude objective elle-même, à cause de certains obstacles spéciaux (de la même façon que les natures soumises à la génération et à la corruption [peuvent] accidentellement [manquer] leurs effets à raison des obstacles rencontrés) ; elle comporte encore des exceptions quant à la connaissance que l’on a d’elle-même ; c’est la conséquence de ce fait que certaines personnes ont une raison déformée, par la passion, par une coutume perverse ou par une mauvaise disposition de la nature. »22
Le docteur angélique (également connu sous le titre caractéristique de « docteur commun ») soutient en outre que la loi naturelle ne peut pas être supprimée du cœur de l’homme dans ses préceptes premiers (les axiomes perdurent toujours). Elle peut, en revanche, en être éclipsée jusqu’au point d’en être effacée dans ses préceptes secondaires—et, par conséquent, également les conclusions de ces derniers. Citons-le de nouveau :
« Nous avons établi dans les articles précédents qu’appartiennent à la loi naturelle d’abord quelques principes plus généraux qui sont connus de tous ; ensuite quelques préceptes secondaires, plus particuliers, qui sont comme des conclusions proches de ces principes. Quant aux principes généraux, la loi naturelle ne peut d’aucune façon être effacée du cœur des hommes, de façon universelle. Elle est cependant effacée dans une activité particulière parce que la raison est empêchée d’appliquer le principe général au cas particulier dont il s’agit à cause de la convoitise ou d’une autre passion.
Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du cœur des hommes, soit en raison de propagandes perverses, de la façon dont les erreurs se glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires ; soit comme conséquences de coutumes dépravées et d’habitus corrompus. C’est ainsi que certains individus ne considéraient pas le brigandage comme un péché, ni même les vices contre nature, comme le dit encore saint Paul (Romains 1). »23
Examinons bien ce qu’écrit ici le docteur commun et combien son analyse concise éclaire notre situation présente. Qu’il y ait une certaine confusion quant à l’application des principes secondaires de la loi naturelle, il l’a déjà signalé plus haut (en son article 4 de la question 94). Plus problématique cependant, comme il l’explique ici en identifiant trois causes distinctes mais néanmoins conjointes, est le fait que les préceptes secondaires de la loi naturelle peuvent être effacés du cœur humain, que ce soit 1) « en raison de propagandes perverses » (imposées, traduirions-nous, par l’entremise médiatique de débats déséquilibrés au service de la pensée unique) ; 2) « de la façon dont les erreurs se glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires » (ce qui relève de la faute logique) ; 3) « comme conséquences de coutumes dépravées et d’habitus corrompus »24. L’étiolement général de la moralité publique et privée courant aujourd’hui à travers le monde occidental indique que plusieurs des préceptes secondaires de la loi naturelle ont en effet été partiellement ou tout-à-fait effacés de la conscience de l’homme contemporain par l’intermédiaire d’1), 2), et 3).
Comme nous l’avons vu plus haut, saint Thomas d’Aquin affirme que les préceptes fondamentaux de la loi naturelle sont inaltérables. Cependant, dans l’état actuel des choses, la nature humaine est plongée dans l’incapacité, y compris à l’égard des choses naturelles. La plupart des hommes (hommes et femmes) sont le plus souvent incapables de se conformer intégralement aux normes de la loi naturelle elle-même. Or, c’est à partir de cette donnée anthropologique que le relativisme se propose de dériver sa propre vision prétendument « naturelle » du monde. Il suppose, à tort, que cet état actuel des choses ne fait que correspondre à l’ordre naturel des choses en tant que tel. C’est pourquoi, se croyant inaltérablement « naturel » et par-là « rationnel », il rejette les lumières de l’enseignement religieux en général, lui déniant, sans autre forme de procès, toute validité objective vraie pour l’humanité.
Pour autant, la relégation de la doctrine catholique et de l’enseignement religieux en général sur le plan superficiel des seules questions de « croyance » n’a, en réalité, aucun fondement rationnel. Ceux qui font la promotion de cet inepte cliché laïciste entendent par-là arbitrairement identifier la religion (sur le seul fondement de leur propre ignorance honteuse) avec le domaine de l’irrationnel, ce afin d’en discréditer les derniers vestiges d’influence et d’autorité auprès de masses de gens déjà sévèrement formatés, à leur insu, contre la religion. En réalité la foi de l’Église n’a absolument rien à voir avec le domaine privé de la simple croyance aveugle et subjective. Pour ceux qui l’embrassent authentiquement (via un travail intense de la raison couplé d’une décision libre), elle consiste au contraire en un acte d’adhésion surnaturelle de l’intelligence à la vérité révélée par Dieu—la Source absolue de toute intelligibilité, naturelle et surnaturelle. Son propos est donc et ne peut être rien de moins que la communication au monde des données de cette révélation divine, lesquelles forment un ensemble de vérités objectives et connaissables.
Parmi celles-ci, l’Église inclut l’ordre des éléments fondamentaux de la loi naturelle, ou premiers principes de l’action humaine, connus (au moins implicitement) de tous les hommes. Mais, bénéficiant de la lumière surnaturelle de la révélation, elle va plus loin dans le développement de sa doctrine pratique et la définition de ses standards moraux, ce notamment pour éclairer les préceptes secondaires de la loi naturelle, lesquels, comme nous l’avons vu plus haut avec saint Thomas d’Aquin, peuvent être partiellement et même complètement effacés du cœur de l’homme. L’enseignement prophétique de l’Église s’avère donc universellement nécessaire, du fait de l’invincible faiblesse de l’homme et de son péché (originel et actuel), non seulement pour clarifier, mais encore pour défendre, à temps et à contretemps, le contenu complet25 de la loi naturelle.
Autrement dit, la loi divine présuppose la loi naturelle et s’appuie sur elle26. Ce qui peut nous sembler à première vue paradoxal est le fait que la loi divine révélée ait à jouer un rôle aussi crucial dans la connaissance d’une loi dite naturelle. La solution à ce paradoxe tient au fait que le péché de l’homme se traduit d’abord dans l’altération des impulsions naturelles de sa nature. L’homme est ainsi confronté à sa propre incapacité à agir naturellement. Il est aliéné, non seulement par rapport à la Source divine de son existence, mais également par rapport à sa propre nature—et donc par rapport à lui-même. La révélation s’avère ainsi nécessaire, non seulement afin que nous puissions saisir les vérités surnaturelles de la foi, mais encore pour que nous puissions reconnaître les vérités naturelles (notamment concernant les préceptes secondaires de la loi naturelle) que les effets du péché nous ont rendues, laissés à nous-mêmes, quasi impénétrables. La loi divine vient donc confirmer et préciser ce que la raison seule ne parvient à saisir que très incomplètement, y compris à l’endroit des données naturelles de la vérité immanente au monde. Ainsi le droit naturel (dérivant de la loi naturelle) et la doctrine de l’Église (fondée sur le contenu et la lumière de la révélation) coïncident parfaitement. Il s’ensuit que les préceptes moraux de l’enseignement magistériel de l’Église27 s’appliquent universellement. Car ceux-ci n’ont pas pour fondations quelques « croyances » purement « personnelles », comme le soutient à grand tort le relativisme sentimental à la mode (qui, lui-même, pèche précisément par de telles « fondations »), mais s’appuient d’abord sur l’immuable condamnation de la loi naturelle elle-même à l’égard de ces pratiques (souvent marquées d’irrationalité superstitieuse).
Résumons notre propos concernant le rapport des différents types de lois intervenant dans la formation intégrale de l’homme. La loi naturelle fournit quelques indices initiaux quant à la finalité ultime de l’existence humaine. Mais ses préceptes sont d’ordre général et se manifestent dans l’implicite de la conscience. D’où le besoin de légiférer par l’intermédiaire explicatif d’une loi humaine civile (positive), laquelle est censée pourvoir une expression concrète, en situation, de la loi naturelle inchoative. Toutefois, le but ultime de l’existence de l’homme transcende le champ d’application des données de la loi naturelle et de sa jurisprudence civile. Une révélation divine explicite est finalement nécessaire, non pas seulement pour rééduquer l’homme à la connaissance et la pratique intégrale des préceptes de la loi naturelle, mais plus encore pour le rendre actuellement juste28, c’est-à-dire pour le sauver du péché originel et l’élever jusqu’à atteindre sa fin ultime et surnaturelle.
3. L’homme ne peut pas ne pas adorer : de la vertu de religion
Afin de savoir qu’il y a assurément un Dieu vis-à-vis duquel tous sont tributaires et obligés, nous n’avons, aux tréfonds, besoin d’aucune démonstration ! Notre raison est naturellement disposée à la reconnaissance d’un fondement irréductible ou d’une Cause ultime irrécusable (i.e. sans cause), dont la réalité est ainsi implicitement connue de notre conscience. Tout le problème, qui a trait d’abord à la vertu universelle de religion29, est de déterminer ce que sont nos devoirs envers le Dieu véritable. Et, à considérer pareil problème du point de vue purement naturel et biaisé de notre humanité déchue, comment pouvons-nous explicitement en arriver, sans l’aide d’une révélation, à la notion même et à la claire connaissance du contenu de ces devoirs envers Lui ? Nous ne le pouvons !
Pour autant, l’homme ne peut pas ne pas adorer. Adorer Dieu appartient à un précepte moral inchoatif de la loi naturelle inhérente à la nature humaine. Cependant, la détermination rituelle spécifique quant à la façon dont le vrai Dieu doit être approché et adoré appartient aux préceptes cérémoniaux de la loi divine explicitement révélée30. C’est dire si toute tentative de déterminer en dehors des préceptes de la révélation ce en quoi doit consister le contenu du culte que tout homme est tenu, par sa nature même, de rendre au vrai Dieu, s’avère inexorablement vouée à l’idolâtrie. Nous n’accédons pas au Dieu vivant comme nous l’entendons, c’est-à-dire laissés à l’arbitraire préférentiel de nos propres vues et conseils. Nous avons besoin d’une instruction divine explicite afin de pouvoir rendre un culte juste et vrai31 au seul Dieu vivant et véritable. C’est pourquoi la vraie religion ne peut faire l’économie de commandements cérémoniaux précis (« faites ceci en mémoire de moi… »), d’un rituel révélé (non-naturel) et d’une liturgie sacrificielle précise, faute de quoi l’humanité serait irrémédiablement condamnée au culte des démons32.
Encore une fois, l’adoration est une donnée anthropologique universelle dont l’homme ne peut s’affranchir sans renoncer à sa propre nature : ou bien il adore le seul vrai Dieu, ou bien il adore ce qui n’est pas Dieu. Il n’existe pas d’entre-deux ! L’homme adore nécessairement, y compris à son insu—ce pourquoi le confort agnostique est, en réalité, une illusion.
Conclusion
Quelques mots, enfin, en guise de conclusion générale. Contrairement à ce que nous rabâche la culture de la gratification personnelle et de l’auto-validation, nous n’appartenons pas à une génération généreuse et éclairée. Nous devons apprendre à désapprendre ce préjugé de notre « supériorité » de « dernier homme »33. Car la réalité est profondément autre : nous appartenons à une génération avide et bornée, pathologiquement sentimentaliste et irrationnelle, dangereusement irresponsable et égocentrique. Nous ne l’affirmons pas par plaisir de la provocation, mais parce que la chose est indéniable et tristement attestée. Notre hérésie de fond et la cause de notre misère d’âme patente se résume, à première vue paradoxalement, dans notre recherche effrénée de la satisfaction maximum—du plaisir ou du bien-être—comme fin ultime et absolue de notre existence. Cette mentalité ne peut être proprement qualifiée que de mentalité hédonistique. L’hédonisme, dans sa version contemporaine, affirme en substance qu’il n’y a rien vers quoi nous puissions finalement tendre au-delà de notre satisfaction immédiate, ici et maintenant. Les partisans et défenseurs de cette philosophie existentielle à la mode ne sauraient donc se réconcilier avec une Église dont les principes et convictions34 ne correspondent pas à leurs propres sentiments et désirs. Et c’est bien en cela que réside tout le problème de notre dégradation fondamentale : le « dieu » que l’humanité déchue préfère adorer ressemble, à s’y m’éprendre, à l’humanité déchue elle-même ! D’où la barbarie morale et la tyrannie sentimentaliste qui ravagent aujourd’hui notre monde prétendument « civilisé ». Ce dernier est si enclin à l’auto-validation de ses propres sentiments et désirs qu’il en finit par bannir la raison elle-même, pour autant que celle-ci légifère naturellement contre la tyrannie des sentiments et leur quête éperdue d’auto-validation. L’un des exemples caractéristiques de ce déni de raison touche au problème de notre rapport à la souffrance. Puisque notre culture hédoniste dénonce la souffrance comme l’ennemie publique et privée numéro un, les tenants de cette culture se manifestent et se comportent comme prêts à tout pour éviter de souffrir, fût-ce au prix de la destruction pure et simple d’autrui—l’exemple le plus manifeste étant celui de l’avortement en masse, ou génocide quasi universel des enfants à naître.
Or, saint Jean, l’auteur du quatrième Évangile, se réfère au Christ comme Logos (cf. Jn 1, 1-2), Verbe/Parole et Pensée en acte éternel de dire et de refléter la fécondité infinie de l’essence divine35. Le Logos divin est aussi la source à la fois de la logique immanente (ou intelligibilité interne) à l’Univers et de la raison humaine ayant accès à l’intelligibilité interne de cet Univers. Ainsi, chaque fois que nous entrons en contact avec le moindre élément de vérité immanent au monde36, nous entrons en contact, ne fut-ce qu’implicitement, avec le Logos divin. C’est ce qui distingue l’Église et la foi immuable qu’elle professe : elle a pour fondation même la Vérité plénière à laquelle elle rend témoignage, à temps et à contretemps, par la voix inspirée de son Magistère—ordinaire et extraordinaire. Elle n’est donc jamais « démodée », comme on entend dire parfois, car ne se dé-mode, par définition, que ce qui se soumet à la mode. Elle est une réalité intrinsèquement prophétique, transcendant les idéologies et autres visions partielles du monde, au milieu duquel elle se tient comme signe universel de contradiction et de salut.
C’est par le moyen de ce signe prophétique indépassable que s’opère, avec ou sans notre consentement, le grand discernement de l’humanité. Or l’homme ne peut retourner à lui-même, à sa propre nature, que par le truchement divin de l’enseignement magistériel et intégral de l’unique Église et Épouse immaculée du Verbe. Scandale pour les-uns, folie pour les autres, objet d’indifférence pour d’autres encore ; elle n’en demeure pas moins ce qu’elle est, à temps et à contretemps, hier, aujourd’hui et à jamais : véritable « experte en humanité ».
Notes
1 Ou relativisme.
2 Il serait plus correct de dire irrationnel, mais j’use ici à dessein du terme « irrationaliste » pour marquer le parallèle antithétique avec l’adjectif « rationaliste » employé au-dessus.
3 Il s’agit là, certes, d’une hypothèse osée.
4 Premiers principes ou vérités nécessaires.
5 Jugements dérivés par procédures déductives.
6 Lesquelles peuvent être formelles, constructives, par l’absurde, ou autres.
7 Qua alterius, c’est-à-dire en tant qu’il est autre et pour son seul intérêt.
8 Du grec συνείδησις (suneidésis), qui littéralement donne « con/avec-science », sous-entendu « du bien ». Ce que les latins, dont notamment saint Thomas d’Aquin, rendirent plus tard par scintilla conscientiae, « l’étincelle de la conscience ».
9 Que l’on pourrait également appeler les lois de la physique de l’âme (cf. http://plumenclume.org/blog/297-video-du-peche-et-du-desordre-sexuel-d-un-point-de-vue-clinique-et-factuel).
10 C’est-à-dire l’objet de mon choix—par exemple, ici, le charcutage pur et simple ou empoisonnement à coups de pilules d’un enfant innocent à naître irrationnellement perçu(e) comme entrave.
11 Fondé sur l’union maritale d’un homme et d’une femme.
12 L’ensemble des préceptes que nous qualifions plus haut, par analogie, de « lois de la physique de l’âme ».
13 Et l’absurdité, par conséquent, de justifier la perversion humaine sur la base d’observations tirées du monde animal. D’aucuns, par exemple, en appellent aujourd’hui à l’observation d’activités masturbatoires chez les babouins pour déculpabiliser l’homme contemporain du péché de luxure.
14 Par exemple un animal (prenons de nouveau le cas du babouin) ne sera jamais libre de délibérément choisir de s’abstenir d’activités sexuelles ou de nourriture, ce en vue de l’accomplissement d’un bien supérieur ainsi reconnu par l’exercice préalable de sa raison, puisque le babouin ne possède pas, en fait, de nature rationnelle.
15 À partir de la position et de la fonction anatomique du muscle cardiaque.
16 Et n’a donc rien à voir avec le romantisme que nous avons développé et appris, dans notre culture, à associer avec l’idée même de « cœur ».
17 Phénomène aussi excentrique qu’extrêmement récent, mesuré à l’aune de l’histoire humaine.
18 Ce que, dans le jargon du droit, les experts appellent la loi positive.
19 Lequel ne peut-être qu’arbitraire de la part de l'homme, car, encore une fois, le choix ne lui est pas laissé d’établir les règles de l’accomplissement de sa propre nature et de sa destinée.
20 Notamment dans la Somme théologique.
21 ST, Ia-IIae, q. 94, a. 4.
22 Ibid.
23 ST, Ia-IIae, q. 94, a. 6.
24 Par l’adoption desquels nous assistons au remplacement culturel progressif de l’ordre des vertus par le désordre des vices, ce dont saint Paul, auquel se réfère ici saint Thomas, parle déjà au chapitre premier de son Épître aux Romains, notamment dans la passage couvrant les versets 22 à 32, dont nous recommandons la lecture.
25 L’ensemble des préceptes premiers et secondaires.
26 De même que la grâce présuppose et élève, loin de l’annihiler, la nature.
27 Notamment à l’endroit de la contraception, de l’avortement, de l’euthanasie, de l'homosexualité, du monétarisme usurier, ou des façons dont on fait la guerre.
28 Ce qui ne peut être que l’effet de la grâce.
29 Vertu naturelle, ou non-infuse, contrairement à la vertu théologale de foi.
30 Via, dans le cadre de la religion catholique authentique, le dépôt traditionnel, oral et écrit, en lequel consiste toute la Torah mosaïque, les prophètes et les psaumes, et l’enseignement des Apôtres.
31 « Selon la raison », τὴν λογικὴν (tèn logikèn), enseigne saint Paul dans l’Epître aux Romains (12, 1).
32 En quoi consistent toutes les formes de l’idolâtrie, monolâtriques et/ou purement païennes.
33 Selon la fameuse expression que Nietzche introduit dans le Prologue de son Ainsi parlait Zarathoustra : « Nous avons inventé le bonheur, disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. »
34 Fussent-ils fondés sur rien de moins qu’une révélation divine et les préceptes universels de la loi naturelle.
35 Ce qu’amplifie le concept araméen sous-jacent de מלתא (Miltȃ), que le terme Logos ne fait que traduire en grec.
36 Qu’il s’agisse du principe de non-contradiction, des lois de la physique, ou encore de n’importe lequel des préceptes de la loi naturelle inhérents à l’actualisation proprement humaine de l’homme.
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