Douze Fioretti pour Israel Adam Shamir

Publié le 16/11/2019

  • Douze Fioretti pour Israel Adam Shamir

 par Jean-François Poirier

[La collection de réflexions religieuses d'Israël Adam Shamir publiée sous le titre Au nom du Christ   (Sigest éd.) est l'occasion pour le courageux et profond JF Poirier de rappeler l'importance de l'oeuvre de ce "maverick" inclassable; "linguiste dans l'âme", JF Poirier choisit ici un angle esthétique apte à terrasser l'esprit judiciaire qui étouffe la réflexion à notre époque. On est bien dans le domaine des miracles, avec ces "Fioretti" inspirées.]

1) Quand j’ai écrit en 2003 un court article intitulé « Shamir est-il antisémite ? », je me suis attiré les remontrances de juifs de gauche et d’extrême-gauche, l’un d’eux m’avait écrit sentencieusement : « Avec des amis comme ça, on n’a pas besoin d’ennemis » et un autre, éditeur de son état, m’avait dit « Non, c’est impubliable, là c’est vraiment de l’antisémitisme », alors même qu’il avait coutume de professer que l’antisémitisme historique et racial avait quasiment disparu et que ceux, qui pensaient le contraire et faisaient mine de s’attendre à ce que le museau de la bête immonde sorte d’une mer d’huile, soufflaient sur ses braises avec des idées de derrière la tête. 

2) Les premiers textes du Shamir converti au christianisme orthodoxe pouvaient, il est vrai, par des accents exagérés, prêter le flanc au soupçon de puiser certains de leurs effets dans l’hyperbole d’auteurs comme le Baudelaire de Mon cœur mis à nu : « Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la race juive. » « Les Juifs, Bibliothécaires et témoins de la Rédemption », ajoutait-il à l’alinéa suivant en bon lecteur de Saint-Augustin et de Pascal. https://www.franceinter.fr/emissions/un-ete-avec-baudelaire/un-ete-avec-baudelaire-18-aout-2014 Ce ton forcené, cette exagération exténuante, cette imprécation perpétuelle, pas toujours mariées aux subtilités théologiques de Baudelaire, dont le père avait été prêtre, se retrouve chez Léon Bloy ou dans le Céline des écrits politiques, où Walter Benjamin reconnaissait un continuateur de la « blague » baudelairienne, tout en déplorant une compilation de poncifs collectionnés chez les folliculaires du XIXe qui furent particulièrement prolixes en la matière. Bernanos, dans La Grande peur des bien-pensants, trouvait à cette musique des bons Français une sonorité de tromblon, de trompette et de clairon. Tout bon prof sait que dans une classe bruyante, il est bon de baisser la voix pour se faire entendre.  

3) Ces outrances de néophyte ne sont pas rares chez les convertis. Mme Jouhandeau mère s’offusquait des simagrées de Max Jacob, l’ami de Marcel, roulant des yeux effarés et se frappant la tête sur les dalles de l’église de Guéret. Quand on a vécu dans une ambiance familiale qui cultive le sentiment de supériorité et d’antériorité, il est difficile de se déprendre de la conviction d’être meilleur que les autres, même dans le registre de l’humilité, où l’émulation paraît pourtant déplacée.

 4) Baudelaire pouvait se prévaloir d’une analyse qui ne manquait pas de lucidité. Le lecteur du XIXe siècle avait une capacité d’attention et de concentration diminuées par les scintillements et le vacarme de la vie moderne qui modifiaient les seuils sensoriels des habitants de la grande ville. Il avait aussi une sensibilité émoussée par la multiplicité des contacts avec des passants qu’ils croisaient en ayant une très faible chance ou un très faible risque, c’est selon, de les revoir. L’être aimé tout comme le criminel pouvaient apparaître et disparaître comme des fata morgana, emportés par la foule, l’instinct de charité tout comme la crainte de l’œil qui juge en faisant les frais. Il lui fallait donc concevoir une esthétique du choc, qui s’impose à des sens rassasiés et à une réceptivité amoindrie. Il faisait s’entrechoquer dans ses textes l’or pur racinien et la boue du caniveau parisien, comme le notait Claudel.

 5) Cette esthétique du choc s’est imposée à tous ceux qui pensaient avoir mission de sortir leurs contemporains de la léthargie; le procédé fut adopté par les dadaïstes, les surréalistes, les situationnistes, les punks, puis par bon nombre d’artistes contemporains. Le mérite du procédé fut réputé constant et devint incontestable. Or cette esthétique ne tirait sa valeur que de l’analyse dont elle procédait. L’homme du XXe siècle changeait insensiblement sans que les artistes s’en aperçoivent. Il se protégeait certes des excès de stimulation, donnait certes les apparences de l’indifférence, restait volontiers stoïque devant la souffrance d’autrui, mais il était difficile de le faire sortir de son sommeil pour la raison qu’on ne peut réveiller un homme qui fait semblant de dormir, comme on dit en persan. D’autre part, il semblait à bien des égards moins léthargique qu’hystérique. Or toute provocation, même toute nuance de reproche, voire le fantôme d’une offense toute imaginaire enclenche chez l’hystérique la spirale d’une scène de ménage, exit l’entendement et l’aesthesis.

 6) La blague baudelairienne ou célinienne a, de ce fait, perdu sa vertu curative. Au fil du temps, Shamir a dû le comprendre et il a renoncé à ces provocations. On l’a alors soupçonné de philosémitisme et, par voie de conséquence, de s’être faussement converti, d’être un marrane. La question n’est donc plus celle de l’antisémitisme, il ne s’agit pas de déterminer si Shamir est antisémite, mais de savoir si c’est un marrane. Comment sonder les reins et les cœurs ? Il faut bien dire que, de toutes les procédures d’investigation, c’est l’examen qui a fait le moins de progrès. La torture est presque unanimement reconnue peu fiable comme voie d’accès à la vérité et, même si elle est loin d’avoir disparu, elle est passée du côté du châtiment et de l’humiliation.

 7) Les écrivains du monologue intérieur et du stream of consiousness nous ont appris, après d’autres, que la pensée est dissoute et fluctuante avant d’être cristallisée. Nos convictions varient en semblant suivre, selon les circonstances, des caprices tout atmosphériques. Mais notre système de pensée semble croire à des identités rigides enserrées dans des dogmes qui, à bien des égards, sont déliquescents. L’homme contemporain ne cesse de brandir son identité, alors qu’il présente l’apparence du trouble des personnalités multiples qu’avait décrit Pierre Janet. Plus que le siècle religieux, le XXIe siècle sera peut-être celui de la conversion.

8) Marrane, frankiste, sabbatéen sont dorénavant des injures courantes dans le débat public tel qu’il affleure dans les réseaux sociaux. On peut y voir un retour bienvenu des explications théologico-politiques que le monde occidental semblait avoir définitivement vouées aux gémonies, malgré les rappels tonnants (et hélas hermétiques) de Pierre Legendre. L’insulte a un statut linguistique complexe et on aimerait une résurgence de la discipline linguistique après des décennies de « perte », les hydrologues désignent ainsi la disparition d’un cours d’eau dans le sol, afin de donner une apparence moins flottante aux débats soulevés à la 17ème chambre. On retiendra provisoirement, en attendant que la philologie ne redevienne populaire et ne nous apporte les éclaircissements attendus, la condamnation par le Christ de l’insulte suprême dans le « Sermon sur la montagne » : « Celui qui dira ʺraca !ʺ à son frère méritera d'être condamné par le Sanhédrin. » « Raca » signifie en araméen : songe-creux, tête folle, c’est-à-dire incroyant. 

9) Mais il y a une autre raison qui doit inciter à être ménager de cette insulte. Jean Rotrou a écrit au XVIIe siècle une très belle pièce, Le Véritable Saint Genest, qui nous éclaire sur cette délicate question. Sous les persécutions de Dioclétien, un comédien romain était chargé de jouer le rôle d’un chrétien benêt et ridicule; or il advint qu’en jouant ce rôle il s’identifia à ce personnage qu’il devait parodier et se mit à professer la foi chrétienne. Il fut condamné à mort et exécuté. À trompeur, trompeur et demi. Un trompeur trouve souvent plus fin que lui. Fût-ce lui-même ?

 10) Shamir commet une erreur en faisant de Simone Weil une convertie entrée dans les ordres. Elle n’a jamais voulu recevoir le baptême. Elle s’en explique longuement dans la quatrième lettre au père Perrin (http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/attente_de_dieu/attente_de_dieu_1966.pdf). « Je  sentais  que  je  ne  pouvais  pas  honnêtement  abandonner  mes sentiments concernant les religions non chrétiennes et concernant Israël - et en effet le temps et la méditation n'ont fait que les renforcer - et je croyais que c'était un obstacle absolu. » C’est une question inquiétante que de savoir si en se convertissant on entre dans quelque chose ou si on sort de quelque chose. On prête à Goethe une conversion à l’islam ou, selon les sources, la certitude de séjourner dans l’islam depuis toujours. (« Goethe et l'Islâm », in Studia Islamica, No. 33 (1971), p. 151, G.-H. Bousquet sur https://www.jstor.org) Mais il aurait dit aussi avec une désinvolture jupitérienne : « C’est en me convertissant à l’islam que je me suis rendu compte que j’étais chrétien. » Il n’est guère facile de se convertir, pas plus qu’il n’est facile de prier. 

11) Mais la suspicion ne vaut pas que pour les autres. Beaucoup de ceux qui se croient des fidèles pourraient se poser la question à eux-mêmes : d’où tiré-je la certitude que je suis religieux ? À la fin de sa courte existence, Kierkegaard se demandait avec angoisse s’il n’avait pas été que le poète du religieux. Ce qu’il croyait être sa foi n’était-elle pas une posture esthétique ? Tous ces Français de 1960 qu’on aurait surpris en les suspectant de ne pas être de bons chrétiens ne le sont plus guère 60 ans plus tard. (Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d'être chrétien Anatomie d'un effondrement, 2018) Qu’était cette foi susceptible de vaciller puis de s’effondrer à la vue d’une procession d’un genre nouveau : Un frigidaire, un joli scooter, un atomixer et du Dunlopillo ? Sont-ils passés de Bossuet à Voltaire, ou plutôt d’une foi vague, de convention, d’un rituel social à un scepticisme désabusé, comme on passe d’une mode à une autre, comme les femmes sont passées de la crinoline au tailleur ?  

12) Plutôt balayeur que juge, disait Gilles Deleuze à ses étudiants. Pourtant peu suspect de sympathie pour la religion, il reprenait ainsi le sens des paroles du Christ :

 1 Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés.

 2 Car selon ce que vous aurez jugé, on vous jugera, et de la même mesure dont vous aurez mesuré, on vous mesurera. 

(Mathieu 7, traduction de l’abbé Augustin Crampon)

 On sent poindre en France une méfiance à l’égard du gouvernement des juges. Réjouissons- nous en. Pointons notre incrédulité vers les juges.  « Je ne juge pas, je condamne. », disait Péguy. On ne demandera pas l’acquittement pour Shamir, nous balayons les accusations et les soupçons, nous ne jugeons pas, on demandera plutôt pour lui le secours de la grâce.