Publié le 26/10/2019
par Nabil L
Mais ses maladresses et ses envolées peu assurées sont révélatrices d'une volonté de transmettre; sa méthodologie (ou construction) reste juive et pourtant il brasse et mélange pour se prémunir de la manipulation (c'est mon sentiment). Et il entend, écoute et croit, ce qui révèle une absence d'arrogance sans être un empressement, qui pourrait lui aussi être suspect. C'est un converti sincère. Bienvenue chez lui. Et le Christ est vraiment le cœur de sa réflexion. Le Christ, Sauveur, Celui qui accomplit la promesse divine, l’astre de nos destinées, Celui, transfiguré, qui guide l’appréciation et le jugement, permet de voir le vrai et de s’éloigner du chemin des égarés. Il est aussi le premier révolutionnaire, le premier communiste, le défenseur des pauvres et des opprimés.
Finalement, dans notre histoire de civilisés scientifiques, le Christ est le modèle de la lutte contre l’oppression. "Au nom du Christ", malgré le mauvais souvenir des croisades démonétisées de jadis, y a-t’il de nos jours de saintes croisades, comme le jihad est une lutte contre le mal ? Nous y voilà, la politique, les conflits et la mort qui tombe partout autour des fanatisés. Alors oui, autour d’une figure telle que le Christ, car Il est principalement enfermé dans la symbolique et l’allégorie, oui, il y a bien lieu de savoir de quoi on parle.
Au nom du Christ, le sixième livre d'Israël Shamir publié en France, n’a rien d’un livre théologique, en fait (à la différence de son volume de 2004, Pardes, qui compare les religions juive et chrétienne). La théologie y tient cependant une bonne place, en filigrane, comme le fil rouge du prêtre lorsqu’il raconte des histoires d’hommes, apprenant à de nouveaux hommes à devenir des hommes. Mais le Christ, c’est aussi de la politique... Certes, les déclinaisons sont innombrables et peu religieuses dans leurs manifestations, du moins en apparence.
Par ailleurs, celui qui parle bien et juste sera écouté, révéré parce qu'il prend sur les épaules tout le poids de la représentation populaire, silencieuse ou non, dès lors qu’il a acquis la confiance des gens et touché le cœur. D'accord, Shamir n'est pas le seul, tous les rhéteurs s’y éreintent, et ils y parviennent quand il n’y a qu’eux à se mettre sous la tête...
Repensez à la vie des prophètes, les Monty Python surent bien en caricaturer l’épopée, dans « La vie de Brian », avec les stands de prophètes alignés, chacun promettant un bonheur ou une rétribution différente, autant qu’il pourrait y avoir de cibles marketing et de niches de clientèle à ravir. Un blasphème, penserez-vous ? Et l’humour, alors, n’est-ce pas l’ultime forme de spiritualité, d’accès à l’Esprit, quand aucune autre n’est disponible ? Ainsi, le Christ aurait mis un terme à l’ère des prophètes, des promesses nécessaires à l’espoir et à la vertu quémandeuse.
Le roi étant le Lieutenant du Christ, ayant pour mission de permettre à ses sujets d’entrer au paradis par leur vie vertueuse, la légitimité politique des dirigeants ou aspirants ne s’est jamais départie de cette haute tâche. Le Christ, c’est la politique, pour un Français, même inconsciemment, à cause de ce qui s'est passé chez nous, l’exécution de Louis croix-v-bâton, ou régicide ou encore holocauste, pour qui dispose d’un bagage théologique ad hoc, ce moment aux implications invisibles qui marque d’une empreinte indélébile le basculement dans une civilisation nouvelle, pleine de promesses d’avenir radieux, de lents-de-mains qui chantent et de ripailles potentielles sur des tables rases. C’est aussi le vide spirituel, mais il est toujours possible de bricoler quelques croyances pour faire monter l’adrénaline, on le fit avant l’ère chrétienne, on le fait sans arrêt aujourd’hui (muse, puis femme – ou homme- idéale, citoyen, député, défenseur de la nation, père noël, héros du travail, femme active, voiture, père idéal, smartphone).
Il suffit d’un être inspiré qui parle ou agisse de façon visible, médiatisée - au premier sens du terme- pour qu’il se retrouve rapidement être le dépositaire, dans l’inconscience générale du rôle dont il est effectivement et automatiquement investi, de tous les espoirs formulables, le plus souvent secrets… car sacrés. Mais le sacré se rétame invariablement dans sa caricature messianique. Exemple, « la religion de l’holocauste est une parodie de la foi chrétienne", écrit Shamir.
Le lien de ces notes avec l'ouvrage dense et intense de Shamir ? Replacer la religion comme antérieur politique (on ne se bat jamais pour revendiquer un mal). Encore faut-il savoir anticiper les conséquences des choix et directions liés aux prises de position, pour pouvoir parler de bienfait ou de malheur. Shamir s’inscrit dans les évènements, les scandales, les interrogations et débats en cours, il illustre l’information, déplace le terrain du spectacle vers l’histoire et nous apporte des interrogations nouvelles, mais en bout de piste ! Comment est régi le monde de l’art moderne ? Y-a-t’il eu des meurtres rituels d’enfants chez les juifs ? Comment s’effectue la culpabilisation collective ? « Les générations précédentes savaient (…) et estimaient leur âme, leur honneur, leur intégrité au-dessus de la vie de leur corps (p. 208) ». « la greffe d’organes, forme moderne du cannibalisme, ... [organes] arrachés à une personne qui meurt, troublant son dernier repos ( p. 209)» : cette dernière citation, par exemple, est issue de l’un de ses articles probablement les plus puissants, dans lequel la perspective est si bien posée à l’envers du progressisme (religion non déclarée, sous-produit du messianisme "demain c’est mieux" et pourtant assourdissante, que l’on voit s’étaler sous nos yeux un panorama catastrophique et effarant de barbarie, celui du commerce légal et généralisé des êtres humains en pièces détachées. Les poulets, au moins, on les tue avant de les manger... Mais avec Shamir, on est déjà moins désemparés.
Justement, ce qui domine chez Shamir c'est la foi, et la confiance en ses semblables. Il est limpide de par son décodage du discours politique, celui qui fait autorité, d’ailleurs le plus souvent muet, bien que plein de croyances, capable de rétrograder la foi au rang d’opinion subjective et peu sérieuse, donc « bloquée dans les cordes ».
Pour rappeler la filiation des idées et des combats politiques, et montrer la hiérarchie dans les causalités, le recueil d'articles regroupés "Au nom du Christ" est aussi un chemin d’accès. Nous ouvrons le livre avec curiosité, elle en ressort plus grande. Sa malice consiste en une prise de parti pour le côté réputé obscur, et pas toujours celui auquel on s’attend : sans être convaincu, le lecteur en tire culture et matière à réflexion, et surtout, la vigilance de celui qui écoute quand on lui parle, même s’il n’est pas le destinataire souhaité. Bref, un entraînement de l’esprit critique, sur le terrain. Il nous rappelle indirectement mais implacablement que la vérité n’a jamais été différente selon les personnes; ce sont les expériences qui relèvent de la diversité, de même que les perspectives qui s'ensuivent. La vérité, c’est ce qui se cherche, comme les bénédictions se demandent par la prière.
Ainsi peut-on envisager qu’un tel ouvrage contribue à libérer de la confortable mais suffocante enveloppe des droits (affectés d’un messianisme sans cesse réactivé) pour redéfinir les devoirs, ceux qui donnent utilité et légitimité à chacun, et ce, avant que nos penseurs en mal de création de paradigme ne nous pondent un nouveau monde idéal à viser, peut-être fatal, cette fois… ou enfin, assurément fatal pour les plus abîmés.
En tant qu’homme, Shamir fait un travail d’homme honorant l’Homme qui nous rendit la vie spirituelle sur terre possiblement saine voire sainte, annoncé déjà par la Septante à Alexandrie, plus de deux siècles avant Son ère qui est la nôtre; seul l’Orient en gardait l’empreinte tandis que nos exégètes s’échinaient à extraire la sainteté du texte massorétique venu usurper la place de Livre Saint de référence (voir le chapitre "Traduire la Bible en Hébreu", p. 147-160). La notion de liberté par la connaissance de la vérité prend d’un coup tout son sens, mais la modération qui s’impose, en réalité, n’est pas celle du fondement, de la constitution de la preuve, car le scandale détruit autant que la vérité libère. La pondération relèverait donc bien plus de la capacité à mesurer les biens et les maux déjà recensés et vécus dans l’histoire, afin qu’ils éclairent les choix actuels, au moins par l’humilité qu’ils nous enseignent, quant à l’affirmation et la pratique d’une radicalité politique. « There was Revelation, then came reason », comme le chante Guru-Jazzmatazz II.