L'esclavage chez Montesquieu

Publié le 27/08/2016

  • L'esclavage chez Montesquieu

L'esclavage dans L'Esprit des lois

Les justifications de la servitude selon Montesquieu

« L'histoire des idées, comme l'écrit Céline Spector20, a retenu en Montesquieu la figure de l'un des premiers philosophes anti-esclavagistes. » Sinon le premier21. Certains même de soutenir que Montesquieu aurait « puissamment contribué à modifier les idées morales des générations postérieures22 ». Ainsi, L'Esprit des loisaurait « inauguré cette évolution de l'opinion publique qui, cent ans plus tard, amènera l'abolition de l'esclavage dans toutes les possessions de la France. » Mais pour Jean Ehrard23, la « position de Montesquieu » manifeste une évidente « timidité » et ses « conclusions pratiques » n'iraient pas au-delà d'une « condamnation de principe ». Son opinion serait, tout au plus, conforme à « l'air du temps24 ». Mirabeau, le révolutionnaire, membre avec Condorcet de la Société des amis des Noirspour une abolition immédiate de la traite, était beaucoup plus radical dans sa condamnation de Montesquieu : ce « coryphée des Aristocrates25 » n'aurait jamais employé son « esprit26 » que « pour justifier ce qui est ». Grouvelle partageait cet avis27Helvétius28 aussi :

« Vous composez avec le préjugé comme un jeune homme entrant dans le monde en use avec les vieilles femmes qui ont encore des prétentions et auprès desquelles il ne veut qu'être poli et paraître bien élevé. Mais aussi ne les flattez-vous pas trop ? [...] Quant aux aristocrates et à nos despotes de tout genre, s'ils vous entendent, ils ne doivent pas trop vous en vouloir ; c’est le reproche que j'ai toujours fait à vos principes. »

En somme, Montesquieu, « robin29 » de « bonne noblesse bourgeoise », ne ferait, pour Alphonse Dupront, que défendre les intérêts du groupe social auquel il appartient : cette « philosophie française de la science des sociétés humaines »30 ne serait que le résultat d'une « longue patience bourgeoise » pour asseoir sa souveraineté par une « mise en ordre du divers », c'est-à-dire une recomposition du monde afin de contenir voire étouffer les « fécondités diverses de la singularité ».

De ce point de vue, le parallèle avec la théorie du « premier grand doctrinaire du racisme31 », le comte de Gobineau, est des plus éloquents. Comme le remarquaitMichel Leiris, les « racines économiques et sociales du préjugé de race apparaissent très clairement » chez Gobineau : appartenant à la noblesse, il s'agissait, pour lui, « de défendre l'aristocratie européenne menacée dans ses intérêts de caste par le flot montant des démocrates, et c'est pourquoi il fit des aristocrates les représentants d'une race prétendue supérieure, qu'il qualifia d'aryenne et à laquelle il assigna une mission civilisatrice. » Et l'on trouve, en effet, chez Montesquieu, quand il s'oppose à l'affranchissement des esclaves massivement32, la même crainte et la même opinion anti-démocratique, formulées explicitement :

« Lorsqu'il y a beaucoup d'affranchis, il faut que les lois civiles fixent ce qu'ils doivent à leur patron, ou que le contrat d'affranchissement fixe ces devoirs pour elles. On sent que leur condition doit être plus favorisée dans l'État civil que dans l'État politique, parce que, dans le gouvernement même populaire, la puissance ne doit point tomber entre les mains du bas peuple. »

Cet argument politique qui limite les droits des affranchis en leur imposant des devoirs à l'égard de leur « patron » n'est qu'une manière de reconnaître et d'affirmer une autorité qui légitime une violence de fait et une exploitation que Montesquieu justifie, par ailleurs, en louant une justice de « convention réciproque » selon laquelle un homme libre pourrait choisir, « pour son utilité » (L'Esprit des lois, XV, 6), un maître. Selon Montesquieu, cet « esclavage très doux » aurait une « origine juste » et « conforme à la raison ». Sade33 ne voyait dans cette « convention réciproque » entre maître et esclave soutenue par Montesquieu rien d'autre qu'un « sophisme » :

« Est-il au monde un sophisme plus grand que celui-là ? Jamais la justice ne fut un rapport de convenances existant réellement entre deux choses. »

Condorcet a, lui aussi, dénoncé ce « sophisme », pour conclure34 :

« Un homme a-t-il renoncé à ces droits, sans doute alors il devient esclave ; mais aussi son engagement devient nul par lui-même, comme l'effet d'une folie habituelle ou d'une aliénation d'esprit, causée par la passion ou l'excès du besoin. Ainsi tout homme qui, dans ses conventions, a conservé les droits naturels que nous venons d'exposer, n'est pas esclave, et celui qui y a renoncé, ayant fait un engagement nul, il est aussi en droit de réclamer sa liberté que l'esclave fait par la violence. Il peut rester le débiteur, mais seulement le débiteur libre de son maître. Il n'y a donc aucun cas où l'esclavage même volontaire dans son origine puisse n'être pas contraire au droit naturel. »

Enfin, la servitude, selon Montesquieu, peut s'avérer « nécessaire » pour la prospérité des territoires conquis. C'est sur cet argument économique que Michèle Duchet insiste : si Montesquieu en est resté au « principe35 » c'est parce que « l'intérêt des colonies exigeait le maintien de l'esclavage » afin de « fournir des hommes pour le travail des mines et des terres » de « nos colonies36 » si « admirables ». Cette légitimation du « crime37 », comme l'a écrit Condorcet, pour des intérêts économiques, que l'on peut relever dans de nombreux dictionnaires de l'époque38, a été reprise, sous l'autorité de Montesquieu, au sein même d'assemblées coloniales39, pour maintenir cette institution oppressive40, et vivement dénoncée, notamment par le Chevalier Louis de Jaucourt dans son article sur la "Traite des Nègres", publié dans l'Encyclopédie 41 :

«  On dira peut-être qu'elles seraient bientôt ruinées, ces colonies, si l'on y abolissait l'esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? Il est vrai que les bourses des voleurs des grands chemins seraient vides, si le vol était absolument supprimé : mais les hommes ont-ils le droit de s'enrichir par des voies cruelles et criminelles ? Quel droit a un brigand de dévaliser les passants ? À qui est-il permis de devenir opulent, en rendant malheureux ses semblables ? Peut-il être légitime de dépouiller l'espèce humaine de ses droits les plus sacrés, uniquement pour satisfaire son avarice, sa vanité, ou ses passions particulières ? Non... Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux ! »

Et Condorcet, lui aussi, a condamné fermement la nécessité et la légitimité de cette « violence » et de cet « avilissement42 » de l'homme exercés, bien au-delà de « la lutte pour l'existence », par « minorité » privilégiée pour satisfaire un « nouveau monde de besoins » :

« On prétend qu'il est impossible de cultiver les colonies sans Nègres esclaves. Nous admettrons ici cette allégation, nous supposerons cette impossibilité absolue. Il est clair qu'elle ne peut rendre l'esclavage légitime. En effet, si la nécessité absolue de conserver notre existence peut nous autoriser à blesser le droit d'un autre homme, la violence cesse d'être légitime à l'instant où cette nécessité absolue vient à cesser : or il n'est pas question ici de ce genre de nécessité, mais seulement de la perte de la fortune des colons. Ainsi demander si cet intérêt rend l'esclavage légitime, c'est demander s'il m'est permis de conserver ma fortune par un crime.43 »

C'est cette justification économique de la servitude qui a fait dire à Diderot que Montesquieu n'avait « pu se résoudre à traiter sérieusement la question de l'esclavage44 » :

« En effet, c'est dégrader la raison que de l'employer, on ne dira pas à défendre, mais à combattre même un abus si contraire à la raison. Quiconque justifie un si odieux système, mérite du philosophe un silence plein de mépris, & du negre un coup de poignard. »

Pour comprendre, comme l'écrit Diderot45, par quelle « extravagance » Montesquieu parvient à « transformer en un acte d'humanité une si étrange barbarie », il importe de rendre compte de sa progression théorique.

L'institution de l'esclavage est centrale dans l'œuvre majeure de Montesquieu, L'Esprit des Lois, puisque trois Livres lui sont consacrés : les Livres XV, XVI et XVII examinent, respectivement, les rapports de l'esclavage civil, domestique et politique avec les différents climats et les différents types de gouvernements. Dans sonÉloge de Montesquieu46, Marat, grand admirateur de Montesquieu, l'énonce simplement : « La servitude civile ou domestique ne dépend pas moins du climat que la servitude politique. »

Au Livre XV de L'Esprit des lois, Montesquieu réfute d'abord les fausses justifications (ou justifications traditionnelles) du droit d'asservir (XV, 2-5) : servitude contractuelle, droit de conquête, conversion religieuse et coutume. Dans la suite, il n'en détaille pas moins les « raisons naturelles » ou véritables qui fonderaient la servitude (XV, 6-7), avant d'énoncer la nécessité de la limiter (XV, 8-9) et de proposer d'en réguler juridiquement les abus et les dangers (XV, 10-19). Mais jamais il ne condamne l'esclavage universellement et ne propose de l'abolir définitivement. Plusieurs chapitres du Livre XV sont même consacrés aux justifications possibles de la traite (chap. 3 à 5, 9).

C'est avec une « amère ironie47 » que l'on peut remarquer qu'au Livre XIV, pour fonder sa thèse naturaliste de l'esclavage, Montesquieu a recours au « soleil de la science48 ». Le « savoir physiologique49 » qu'il mobilise, inspiré des théories fribillaire50 et climatiquea, doit lui permettre d'établir, dans une perspective qui se veutscientifique, une mise en rapport des passions et des caractères humains avec le climat afin de présenter « combien les hommes sont différents52 ». C'est à partir de l'examen « au microscope, instrument emblématique de la révolution scientifique des modernes53 », des « modifications d'une langue de mouton soumise » à des variations de température, que Montesquieu entend « mettre en évidence les variations de la sensibilité selon la température de l'air » :

« J'ai observé le tissu extérieur d’une langue de mouton, dans l'endroit où elle paraît, à la simple vue, couverte de mamelons. J’ai vu avec un microscope, sur ces mamelons, de petits poils ou une espèce de duvet ; entre les mamelons étaient des pyramides, qui formaient par le bout comme de petits pinceaux. Il y a grande apparence que ces pyramides sont le principal organe du goût.

J’ai fait geler la moitié de cette langue, et j'ai trouvé, à la simple vue, les mamelons considérablement diminués ; quelques rangs même de mamelons s'étaient enfoncés dans leur gaine. J’en ai examiné le tissu avec le microscope, je n'ai plus vu de pyramides. À mesure que la langue s'est dégelée, les mamelons, à la simple vue, ont paru se relever ; et, au microscope, les petites houppes ont commencé à reparaître18. »

Cette « assise expérimentale », bien fragile pour un savant moderne, lui donne, par extension, une image explicative qui l'autorise à examiner, parmi les « facteurs physiques qui déterminent les organisations54 » humaines (religieuses, juridiques et politiques), l'influence souveraine exercée par le climat (froid, tempéré et chaud).Marat55 résume ainsi la thèse naturaliste de Montesquieu : le climat modifierait « le degré de la servitude ou de la liberté des différens peuples de la terre. » Ainsi, dans la « chaleur du climat », « la plupart des châtiments » seraient « moins difficiles à soutenir » et « la servitude moins insupportable que la force d’esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même18. » La chaleur énerverait le corps et rendrait les hommes inaptes à tout travail sans crainte du châtiment. L'esclavage, dans les pays au climat ardent, « choque donc moins la raison » (XV, 7). De même, la lâcheté supposée des méridionaux favoriserait la servitude politique et leur sensibilité extrême à la volupté engendrerait la servitude domestique associée à la polygamie ; leur paresse justifierait la servitude civile. Le naturel actif ou passif des hommes donnerait lieu à un caractère libre ou servile (XIV, 2). S'il existe bien des esclaves « par nature » selon Montesquieu, c'est donc dans un sens très différent de celui d'Aristote56 que Montesquieu récuse (XV, 7) : l'esclave par nature n'est pas l'homme robuste propre aux travaux d'exécution, inapte à la délibération et impropre au commandement, c'est l'homme incapable de travailler, en raison de sa paresse, sans crainte du châtiment. Apparaît ici la raison d'une tolérance à l'égard de l'institution de l'esclavage qui avait pourtant fait l'objet, au début du livre XV, d'une condamnation de principe.

Ainsi, en soumettant l'homme à « l'empire du climat »57, Montesquieu admet un déterminisme ou une « fatalité aveugle »58 dont l'origine, toute extérieure à l'homme lui-même, se trouve dans la nature : « Les raisons humaines sont toujours subordonnées à cette cause suprême, qui fait tout ce qu’elle veut, et se sert de tout ce qu'elle veut59. »

Mais il y a plus. Comme le relève Céline Spector60, au livre XXI, Montesquieu « détourne un argument providentialiste » pour soutenir que, par une sorte de « mécanisme régulateur » des ressources naturelles et humaines, le sort des hommes sur la terre s'équilibrerait naturellement : si au Sud les besoins sont moindres, les commodités sont nombreuses ; inversement, si au Nord les besoins sont nombreux, les ressources sont moindres ; « l'équilibre, selon Montesuieu, se maintient par la paresse [que la nature] a donnée aux nations du midi, et par l'industrie et l'activité qu’elle a données à celles du nord » (XXI, 3). Le « besoin de liberté » serait donc proportionnel au besoin des richesses et les peuples du midi seraient « dans un état violent » s'ils n'étaient pas esclaves. La « servitude coloniale » est, de fait, « naturalisée et légitimée, « sans autre forme de procès ».

La position de Montesquieu face à l'esclavage est des plus qu'ambiguës. Cette « articulation des valeurs et des normes » à des « considérations climatiques61 » ou providentielles soulève de nombreux problèmes d'interprétation. Qui plus est, alors qu'il rejette certaines justifications de la servitude, il admet une forme de naturalité de l'esclavage, le légitime à maintes reprises, même dans sa pratique la plus brutale, en invoquant la nécessité de la traite dans les colonies, sans jamais rien dire de sa cruauté. Toute l'ambiguïté se cristallise dans les références à la « nature » qu'il emploie dans L'Esprit des lois. Si, dans L'Esprit des lois, Montesquieu met en évidence un rapport entre l'homme dans son milieu et l'ordre intérieur de l'homme, jamais il ne le théorise. Par ailleurs, comme le précise Jean Starobinski, tout au long de L'Esprit des lois, la « notion de nature62 » est « double », opposée, contradictoire voire paradoxale : l'esclavage est à la fois présenté comme « une coutume contre-nature » et justifié par des « raisons naturelles »63.

Dès lors, ces justifications naturelles, providentielles, économiques ou politiques qui contreviennent à l'universalité du droit naturel ne laissent d'interroger : quelle valeur reconnaître à l'ironie du célèbre chapitre V du Livre XV, "De l'esclavage des nègres", alors même que l'esclavage, dans L'Esprit des lois, est reconnu comme un fait de nature et légitimé dans sa forme la plus cruelle ?

À propos de l'ironie du chapitre V du Livre

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L'exercice scolaire du commentaire littéraire64, quelle qu'en soit la vertu, ne retient, le plus souvent, que le seul chapitre V du Livre XV de L'esprit des lois, pour illustrer la position de Montesquieu sur « l'esclavage des Nègres »65.

On ne peut que s'étonner de voir comment « ce texte éminemment classique, voire 'canonique', est proposé aux élèves des classes secondaires66 ». Un tel « statut » devrait pourtant lui valoir « une attention particulière », une « rigueur » dans l'explication et l'exploitation. Mais on s'aperçoit, tout au contraire, « qu'il est présenté de manière fort peu soigneuse, sans le moindre respect de son intégrité ». Une « pareille désinvolture » interroge : pourquoi les travaux les plus savants dont ce texte a fait l'objet sont-ils si étrangers au grand public et aux enseignants du secondaire ?

Par ailleurs, l'analyse centrée sur ce seul chapitre, isolé des Livres consacrés à l'esclavage dans L'Esprit de lois, à l'exemple de celle proposée par René Pommier67, présente deux défauts majeurs : ce texte est donné comme le « dernier mot de Montesquieu68 » sur cette institution alors qu'il s'agit d'un « rejet des prétendues origines du droit d'esclavage » et l'argumentation générale de L'Esprit des lois est expurgée de la « véritable origine » du droit de l'esclavage qui, selon Montesquieu, serait fondée « sur la nature des choses » (XV, chap. VI et VII) qui justifie les pires abus. Thèse naturaliste que même les plus fervents admirateurs de Montesquieu en son temps, comme Marat, n'avaient pas manqué de relever.

De plus, la question de l'utilisation par Montesquieu de l'ironie, dont les modalités sont délicates à décrire, ne se résout nullement dans la seule constatation, sans ambiguïté possible69, du sens anti-esclavagiste de ce chapitre V. Condorcet, dans une note (donnée ci-dessous dans une orthographe modernisée) insérée au bas de la page 41 de ses Réflexions sur l'esclavage des nègres, offre une belle illustration de cette difficulté :

«  Un officier général de la marine de France, distingué par ses lumières & son humanité, a proposé de déclarer libres tous les enfants qui naîtraient mulâtres. » La note est placée juste après « humanité » : « M. de Bori, chef d'escadre, ci-devant gouverneur des Îles françaises. Il y a quelque temps que les habitants de la Jamaïque s'assemblèrent pour prononcer sur le sort des mulâtres, & pour savoir si, attendu qu'il était prouvé physiquement que leur père était Anglais, il n'était pas à propos de les mettre en jouissance de la liberté & des droits qui doivent appartenir à tout Anglais. L'assemblée penchait vers ce parti, lorsqu'un zélé défenseur des privilèges de la chair blanche s'avisa d'avancer que les Nègres n'étaient pas des êtres de notre espèce, & de le prouver par l'autorité de Montesquieu ; alors il lut une traduction du chapitre de L'Esprit des lois sur l'esclavage des Nègres. L'assemblée ne manqua pas de prendre cette ironie sanglante contre ceux qui tolèrent cet exécrable usage, ou qui en profitent pour le véritable avis de l'auteur de L'Esprit des lois; & les mulâtres de la Jamaïque restèrent dans l'oppression. »

Quel que soit le « véritable avis » de Montesquieu dans ce chapitre V du Livre XV, ce texte, selon Condorcet, est, pour le moins, inefficace à lutter contre l'oppression de l'esclavage du fait d'une réception des plus ambiguës. Dans l'anedocte que rapporte Condorcet, l'assemblée coloniale est d'abord favorable à la liberté des « mulâtres ». Après la lecture du chapitre sur l'esclavage des Nègres de Montesquieu, « l'assemblée » qui ne manque pas « de prendre cette ironie sanglante contre ceux qui tolèrent cet exécrable usage, ou qui en profitent pour le véritable avis de l'auteur de l'Esprit des loix », contre toutes attentes, décide de maintenir les mulâtres « dans l'oppression ». Pourquoi cette assemblée a-t-elle changé d'avis ?

Il convient aussi, comme le fait J.-P. Courtois, de remarquer que le chapitre V du livre XV, selon l'endroit précis où il se trouve et le dispositif dans lequel Montesquieu énonce, propose une configuration propre : Montesquieu cède la parole à un autre au sein même d'une argumentation qui est consacrée aux origines de l'esclavage et à leurs justifications. Il faut aussi prendre en considération les deux choses suivantes : le chapitre V est construit sur des arguments déjà explicités et sur d'autres arguments qui le seront dans la suite. Pourquoi Montesquieu cède ici la parole à un autre (un esclavagiste de fiction) qui fait entendre, par sa voix, des arguments que Montesquieu vient, pour partie, d'écarter ? Quelle nécessité y a-t-il à produire, par la voix d'un autre, une argumentation à contre-sens ? L'argumentation générale de L'Esprit des lois en est-elle changée ?