Parmi d’autres, deux lectures de l’histoire de la codification de l’esclavage des Noirs.
Accompagnant l’exhumation du Code Noir en 1987 aux PUF (dont l’édition en cours est la douzième), l’une d’elles confronte cette codification aux idéologies de son temps- Grand Siècle, Lumières, Droits de l’homme et du citoyen, Révolution, République, Empire, Restauration et j’en oublie -, en analyse et pondère chaque article, s’attarde sur les comportements des maîtres, la condamne en bloc et parle de « monstruosité juridique ».
L’autre la renvoie au train-train de la production des lois, en souligne les bienfaits juridiques –le Code « établit une médiation entre le maître et l’esclave »(Dahomay, Dorigny, Diort, d’autres encore)-, en observe les rigueurs et regrette surtout les effets pervers de son irrespect par les puissants : « Ce n’est pas tant la loi –y compris celle du Code Noir- qui pose véritablement problème, mais la difficulté qu’elle a eu à exister effectivement et à être respectée dans les faits et les pratiques », lisait-on tout juste avant-hier, signé Niort, en 2013. Le mois dernier, mai 2015, ce même auteur demande à la Présidence de la République que le Code Noir soit qualifié par loi de « monstruosité juridique » et de « crime contre l’humanité ».
La cause serait-elle entendue ? Pas sûr.
Reprenant les condamnations proclamées par des esprits aussi obtus que Diderot et Césaire, pour la première des deux lectures récentes de cette codification le but de Versailles est la rentabilité des Iles et, à cette fin, le maintien là-bas en bon état de fonctionnement de l’outil esclave.
Outil doué de raison, bien entendu. On connaît Aristote à Versailles. Il faut qu’on puisse tailler au fouet l’esclave récalcitrant ou rebelle. On ne fouette pas une bêche parce qu’elle se démanche.
Outil doué d’âme immortelle, cela va de soi. On fréquente la Bible à Versailles. Il faut que l’esclave récalcitrant ou rebelle dans l’en deçà craigne le feu éternel dans l’au delà.
Outil doué de corps périssable, naturellement. On a de la science à Versailles. Pour qu’il serve à quelque chose, il faut que l’outil esclave mange, dorme, se couvre. Autrement, il se détraque, s’abîme et n’est bon qu’à jeter. Beau gâchis, au prix des « pioches » au marché.
Outil sexué, par bonheur. Le sexe, on connaît à Versailles. Avec l’autorisation du maître, l’outil esclave peut se marier et produire de petits-outils-qui-grandiront, doués de raison, d’âme immortelle, de corps périssable, sexués. Qui naîtront sur place et bonifieront le cheptel et l’atelier, mettant l’escarcelle du maître à l’abri de la loi impitoyable du marché aux esclaves et lui permettant en même temps de l’approvisionner et d’en tirer profit.
Outil doué de volonté. Qui peut être mauvaise. Qui peut conduire l’outil à se révolter et, qui sait, à marronner. Il sera repris. Versailles a judicieusement prévu jusqu’au moindre détail les rituels festifs à observer – marquage au fer rouge, amputation des oreilles, du jarret, pendaison- quand des hommes et des chiens auront rattrapé le marron.
Tout cela, et j’en passe, est dans le Code Noir. En le donnant à lire, en dénonçant sa longévité et son enfouissement séculaire dans l’oubli par les historiens,je croyais faire oeuvre de salubrité publique. J’avais tort : contre la véritable histoire de son bel allant juridique, j’installais, le temps aidant, la « dictature du sala-molinsisme » (Dahomay, Dorigny), résultat mécanique de la diffusion regrettable de « la vulgate sala-molinienne » (Niort,) que des esprits bien nés, libres, mais « incapables de se faire une opinion par eux-mêmes » ( re-Niort), avalent sans le moindre recul critique.
Il est temps qu’on se ravise. Grand temps qu’on cesse d’interpeller la lucidité tranquille, neutre, dégagée de toute idéologie de ceux qui, serviteurs dévoués et désintéressés de l’Histoire, vierges de toute emprise passionnelle, alignent sur deux colonnes bien distinctes d’une part les composantes logiques du Code Noir, parfois regrettables mais juridiquement explicables et clairement énoncées, de l’autre les exactions des maîtres y contrevenant. Il est plus qu’urgent qu’on apprenne à faire le tri de tout ce qui renforce « lamédiation juridique » - le Code Noir- entre le maître et ses esclaves et de ce qui, en dépit de lui et plus cruellement que lui s’il se peut, n’est qu’expression subalterne des éclats dangereusement ventripotents mais juridiquement insignifiants des maîtres.
Que cette sérénité entre les deux camps advienne enfin ! Plus une minute à perdre. Qu’on en juge par l’ appel diffusé très récemment tous azimuts sur Internet, intitulé « Code Noir : pour en finir avec ladictature du ‘ sala-molinsisme ‘ » détaillant mes forfaitures, dont la conclusion grand-guignolesque fait froid dans le dos:
« C’est la négation de la liberté scientifique de la recherche, laquelle exige que soit secouée la chape de plomb du ‘sala-molinsisme’ ». Premiers signataires, avec leurs titulatures académiques et dans l’ordre hiérarchique qu’elles imposent : Harouel, Dahomay et Dorigny.
« Dictateur », je risque d’y perdre mon latin. « Monstrueux » ou pas, le Code Noir ? Cela dépendrait-il des météos politiques « métropolitaine » et « coloniale » et des états d’âme divers et contradictoires qu’elles provoquent ?
Quant à la trouvaille du Code Noir comme « médiation » entre l’esclave et le maître, médiation qui serait la clé des aspects positifs de l’esclavage... Il n’y a pas si longtemps la gauche de chez nous, unanime, opposait une belle levée de boucliers à la promulgation d’une loi imposant qu’on apprît dans nos écoles et nos lycées « les aspects positifs du colonialisme ». Je n’ai pas le souvenir que des historiens de gauche aient dénoncé alors l’esprit dictatorial de cette opposition ou qu’un seul d’entre eux se soit émerveillé en toute neutralité du caractère « médiateur » de la « corvée de bois » et de la gégène entre le soldat français et le fellagha, entre la vieille loi française dans les transes désespérées de son déclin là-bas et les témérités héroïques du droit algérien en train d’ y naître.
Mais j’y pense soudain. Plutôt que des approches scientifiques et rationnelles d’un objet historique, ces façons de dire et médire, dédire et contredire ne seraient-elles que des variations poétiques sur l’image tragique du Noir esclave, affranchi oufouetté jusqu’aux os au caprice juridique et magistral à la fois? Charme infini de l’imagination en délire, tous les excès sont pardonnés aux poètes.
Louis Sala-Molins, juin 2015