Publié le 04/10/2020
Francis Cousin
[Suite et fin de l'article "La réification totale du sexe humain (I)"
L’implacable tyrannie économique du marché met actuellement à profit l’organisation économico-narcissique de la sexualité. La prospection publicitaire du Capital réifie les humains en marchandises et mène à une destruction complète de leur vraie jouissance humaine asservie et retournée en pitoyable plaisir factice du système des images-objets. En parallèle, l’on assiste à l’agressive promotion autistique des industries du sexe marchandise et de la pornographie qui pourvoient ainsi à la sexualité chosifiée des hommes. C’est ainsi que les intérêts de la domination du spectacle moderne de la mutilation individualiste singulière s’ajustent parfaitement à l’économie démocratique de l’échange économico-sexuel général. A partir de là, l’expropriation de la sexualité naturelle des humains au bénéfice des grandes machineries de conditionnement et d’illusion capitalistes s’industrialise et se mondialise. La marchandisation de la sexualité est ainsi une pure libération toujours plus poussée de l'aliénation capitaliste réalisée à tous les niveaux de l’intériorité la plus intime en tant que la libération du droit sexuel absolu que les hommes réifiés ont sur leur réification humaine permet là l’accumulation mécanique du faux illimité qui entraîne partout l’entière contrefaçon de la vie générique humaine.
La libération sexuelle exprime le stade suprême du Capital qui nous exproprie de notre sexualité véridique. Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent maintenant les conditions modernes de production marchande s'annonce comme une immense accumulation de spectacles sexuels robotiques, névrosés et egotistes. Tout ce qui jadis était directement vécu en jouissance humaine véridique s'est éloigné dorénavant dans une représentation de grotesque faire valoir purement acquisitive et solipsiste. C'est la vie concrète de tous qui s'est dégradée en univers d’angoisse et d’impuissance où la rencontre des corps et des âmes n’a lieu que pour réunir les humains qu’en tant que séparés, séparés de l’autre et séparés de leur propre soi… On assiste en fait à une libération absolutiste du profit et donc à une libération autocratique de l’humanité inversée en tant qu’anti-humanité accouchée. L’humanisme de la marchandise comme circulation triomphante de la réification diffusée dispose de la sorte l’échange économico-sexuel comme le marché mondial de l’organisation des migrations intra et internationales de l’humanité au dehors d’elle-même, dans la monétarisation, le trafic et l’ industrialisation d’une mort lente qui appauvrit l’être de l’humain en une abondance misérable de l’avoir, du calcul et de l’épouvante. Les marchandises de ce marché sont produites par l’accumulation capitaliste des chosifications sexistes qui nous re-sexualisent à l’envers en nous dés-humanisant afin de nous rendre disponibles pour l’exploitation, le vol, l’outrage et le viol.
Les embrouillements confusionnistes du chaos n’existent pas en soi…Le chaos qui existe aujourd’hui est le chaos de la marchandise…Comme l’a montré Marx, le temps de la domination formelle du Capital était le temps d’un pouvoir de matérialisation stable fixé autour de la nécessité pour le spectacle de l’argent de définitivement absorber/annuler ce qui l’avait précédé en se posant enfin comme société solide du profit démocratique partout réalisé …En revanche, le temps de la domination réalisée de la capitalisation est le temps liquide et liquéfiant d’un pouvoir de dé-matérialisation globale qui découle de la société dissolue de la baisse du taux de profit sans cesse accélérée et de la crise de l’histoire démocratique du profit dont le seul référentiel ne peut plus être que l’individu narcissique intégré par les flux de sa consommation pathologique. C’est pour cela que Rosa Luxemburg parlait de la décadence capitaliste comme d’une orgie anarchique qui bien loin de gêner la classe capitaliste mondiale était devenue le cœur stratégique de l’immanence aliénatoire du mode de production capitaliste universel. Les sciences capitalistes de la gestion policière du renseignement, du management à la cybernétique en passant par toutes les recherches portant sur la modification comportementale de la vie aux fins d’en maximiser la manipulation profitable n’ont évidemment là aucune autonomie historique puisqu’elles expriment la simple nécessité qu’a le mode de production capitaliste de transformer l’homme et la nature en hors nature et en post-humain dés lors que le procès de chosification mondialiste est arrivé à la toute puissance de sa mystification planétaire.
A la vieille visibilité extérieure du pouvoir qui fut maintenue et achevée ( c’est à dire accomplie et terminée !) en domination formelle, le Capital a donc substitué la nouvelle invisibilité intériorisée du pouvoir laquelle n’est que l’expression totalement désormais réalisée du fétichisme de la marchandise. L’ingénierie sociale de la surveillance et de la transformation de la nature vivante n’est que l’orchestration rationnelle et méthodique de la guerre terminale de la marchandise contre l’humain, c’est le temps crisique exacerbé où le gouvernement du spectacle mondial est lui-même assiégé par le chaos de l’incoercible baisse du taux de profit.
Pourquoi le fétichisme de la marchandise poursuit-il ce développement historique de table rase globale qui entend aboutir à l’absolu hors-sol de l’homme réifié? Tout simplement parce que l’argent n’est pas à l’origine du cosmos de l’Être mais seulement à la genèse de la civilisation de l’Avoir. Il faut donc détruire le monde des vraies sensualismes humains dont l’origine ne doit rien au Capital pour le remplacer par le monde de la marchandise totale qui ne devra son origine qu’au seul Capital. L’argent doit devenir l’origine théologique du monde dans la totale soumission cabalistique de l’homme au monothéisme spectaculaire du fétichisme de la marchandise.
Le fétichisme de la marchandise est le phénomène social aliénatoire par lequel, dans le mode de production capitaliste, la marchandise sert de support universel aux relations entre les êtres de sorte que cette marchandise façonne à la fois la production de leur perception et la perception de leur production donnant ainsi l'apparence que les rapports sociaux de production et de reproduction de la vie finaliseraient de simples rapports chosifiés entre choses chosifiantes. En relation dialectique avec la dialectique du fétichisme, la marchandise attribue ainsi à l’objet une relation sociale supérieure à celle dont les êtres sont directement capables. Les rapports de production sont fondamentalement sociaux, mais leur aspect social n'apparaît plus là que comme une simple relation travestie entre des objets, entre des marchandises marchandisantes. Il en résulte que la marchandise devient le support de ce rapport de production déterminé, la production du marché des hommes. La marchandise est ainsi l'objet fétiche ayant pour fonction d'assurer la synthèse de toute la production matérielle et symbolique de toute la société, et elle le fait en voilant le caractère social réel de la production. Les relations sociales deviennent ainsi fondues et confondues avec la marchandise, qui semble alors empreinte de pouvoirs humains, et qui devient le fétiche de ces pouvoirs. Les hommes, privés de véridique conscience sociale, deviennent aliénés et dépossédés par le travail du fétichisme de la marchandise qui se traduit par un double mouvement: réification des rapports sociaux et personnification des choses.
Toutes les sociétés d’exploitation et d’aliénation antérieures au mode de production capitaliste faisaient la promotion d’un type d’homme domestiqué dans une nature apprivoisée et c’est d’ailleurs avec ce paradigme qu’a composé la domination formelle avant de se retourner en domination réelle lorsqu’ayant enfin tout domestiqué et tout apprivoisé, le capitalisme a pu se matérialiser comme Tout du monde et ainsi entreprendre d’universellement imposer la pure spécificité capitaliste ; celle de la fin de l’humanité transmutée en simple appendice machinique de l’argent comme équivalent général abstrait de toutes les circulations post-humaines effectuables…
Le morcellement marchand du corps de la vie implique forcément celui de la vie du corps. En réduisant la procréation asservie des humains à des champs capitalistes d’investissement où cellules, spermatozoïdes et ovocytes se présentent comme une immense accumulation de fonctions et d’organes capitalistes divisés où les techniques biologiques viennent séparer, découper et réduire puis réunir les humains en de simples parcelles de profitabilité recomposée, ce qui s’aperçoit c’est bien le procès de travail de la chosification en mouvement. Et le mouvement de cette chosification travaille à briser, fragmenter et pulvériser la totalité humaine pour la réduire à un travail à la chaîne d’aliénation sans limite où l’expérience érotique, amoureuse et parentale cesse d’être geste cosmique et unique pour devenir dérisoire fonction gesticulatoire standardisée. On fabrique ainsi des enfants et des parents transformés en morceaux de spectacle-argent, des miettes ridicules de l'équivalent général abstrait de toutes les marchandises en fragments serviles de volupté mercantile.
Si l’asservissement du corps humain est une grande tradition de la longue histoire de l’oppression puisque l’instrumentalisation du corps d’autrui a existé tant dans l’esclavage, le servage que dans l’ancienne domesticité, il a toujours pris des formes où le sexe et la procréation même soumis ou tributaires ne pouvaient s’enfuir d’eux-mêmes en une déportation des intériorités biologiques qui aurait placé l’humain intégralement hors de lui-même. Désormais, la démocratie totalitaire de la marchandise nous positionne dans une situation complètement inédite : c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité emprisonnée qu’un système de domination a la capacité de produire des procédures susceptibles de sortir les ovocytes du corps d’une femme en trans-férant des embryons d’un corps à l’autre. De la sorte, un nouvel usage capitaliste des humains est techniquement possible car le temps irréversible unifié de la vie captive est désormais celui du marché mondial de la génétique servilisée et corollairement du spectacle mondial de la transmutation des hommes en appendices du grand automate mondial de la matérialisation infinie de la vérité inversée.
En domination formelle, le Capital se soumet donc de l’extérieur un procès de travail de la vie asservie préexistant et déterminé. C'est à partir de là que la production capitaliste tend à conquérir toutes les branches des industries du commerce de la culture du monnayer et tous les espaces-temps d’existence où elle ne dominait pas encore et où ne régnait qu'une soumission formelle. Dès qu'elle s'en est emparée, elle peut alors gagner cette temporalité universalisée où sa soumission étant devenue réelle, elle peut se créer de l’intérieur de son soi planétarisé un monde à son image, la marchandise-monde en réalisation totalitaire.
Le savoir-faire limité, rudimentaire et borné des esclavagistes de jadis est de cette façon recyclé actuellement dans le monopole scientifique élaboré que veulent exercer les multinationales du commerce de la naissance en matière de reproduction humaine… L’encouragement systématique des interventions dites médicales ou scientifiques pour réglementer l’accès à la vie et à la mort est ainsi comparable à la gestion sans limite d’un élevage qui aurait pris la dimension mondialiste du devenir capitaliste contemporain. La castration réelle et métaphorique des mâles y est d’ailleurs là une condition allégorique sine qua non de la docilité généralisée du troupeau tout entier puisqu’elle met en pièces les liens génériques naturels premiers à partir desquels s’engendrent dans l’inconscient collectif des maturations, les complémentarités sexuelles masculin/féminin telles que celles-ci tissent les liens originaires de l’intelligence synthétique de l’intérieur et de l’extérieur à partir de laquelle s’énonce la possible résistance humaine aux diktats de la passivité marchande. Comme Marx aimait à le dire, l’antiquité esclavagiste avait produit d’un côté, les esclaves et de l’autre, les citoyens. L’histoire contemporaine de la démocratie du présent perpétuel de l’argent en mouvement réussit, elle, l’impeccable et implacable synthèse domesticatoire des deux termes puisque l’homme de la dictature démocratique du profit y est justement citoyen esclave.
A l’heure de la domination réalisée de la marchandise, la vieille bourgeoisie propriétaire et moraliste a disparu, liquidée par la classe capitaliste anonyme et graveleuse et la mafia est devenue l’un des cœurs stratégiques du développement policier par lequel l’État est le centre de toutes les manipulations terroristes et carambouilles financières…L’argent dit propre et l’argent dit sale sont parvenus à cette fusion très spéciale où économie officielle et économie souterraine se combinent partout en une harmonie supérieure qui voit les banquiers distingués côtoyer de manière obscène les racailleux du trafic…Quoi donc de plus normal que ceux qui se retrouvent au carrefour des marchés de la drogue soient donc aussi au confluent des énigmatiques et déguisées circulations d’organes et d’enfants…La robotique de la marchandise totale est arrivée, l’homme machinique neutral en est le centre spectaculaire et délibérément neutralisé.
L’argent qui possède la spécificité de pouvoir tout s’approprier est par son universalité advenue la toute-puissance spectaculaire d’un pouvoir sans bornes, celui du cosmopolitisme de la marchandise démocratique qui peut tout commercialiser ; les rêves, les peurs, le sang, le sperme, la vie et la mort. Ceux qui s’en étonnent ou s’en effraient et qui sont encore tellement aveuglés qu’ils croient qu’il pourrait en être autrement n’ont décidément rien compris et sont finalement les meilleurs alliés de ce à quoi ils prétendent s’opposer. La perversion et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles sont inhérentes à la nature déterministe de ce qu’est l’argent en son mouvement historique incoercible. Et le fétichisme de la marchandise en tant que nature générique aliénée et aliénante de l’humain n’est rien d’autre que la puissance aliénée de l’humanité.
Ceux qui espèrent pouvoir arrêter la folie de l’argent en demeurant sur le terrain de l’argent et en prétendant le contenir ne voient précisément pas que son identité est d’être expressément irrépressible et ingouvernable. En fait, n’y a bien sûr pas d’argent propre car celui-ci est par essence la puissance de corruption qui déporte l’être dans une abjection générale qui confond et échange tout dans une dégradation absolue où toute activité se voit emprisonnée dans les infections du paraître et de l’avoir. Par là même, on en revient au vieux et seul vrai débat qui compte ; celui de Misère de la philosophie rédigé en 1847 qui nous a clairement montré que l’argent n’a pas « un bon et un mauvais côté » et que la pensée défectueuse et rudimentaire qui récuse les effets abominables de la loi du fétichisme marchand tout en entendant préserver les catégories capitalistes du système des objets fait montre d’un cynisme d’emmuré.
Que certains qui entendent pourtant demeurer dans la civilisation du travail du profit bougonnent contre la réforme capitaliste du mariage et de la filiation en s’alarmant que l’enfant y deviendra assurément une marchandise, illustre merveilleusement toute la perfidie d’un univers où le citoyen est constitutionnellement un consommateur d'illusions. La marchandise est cette illusion en tout lieu effectivement réalisée et le spectacle du monde de l’argent inéluctable sa manifestation générale. En effet, il y a bien longtemps que le spectacle du pécule est devenu l'autre face de la vie arraisonnée par l’artifice : l'équivalent général abstrait de toutes nos existences monétisables.
On ne peut à la fois vouloir sauvegarder l’argent et préserver l’humain…Il faut choisir et il convient de se défaire de ce mythe qui nous conditionne à pouvoir envisager d’accepter l’absurdité d’une économie et d’une politique qui ne seraient pas ce qu’elles ont toujours été par nature et non point par accident ; le long et douloureux arrachement des hommes à la vie cosmique et sacrale de la communauté d’antan, jetés dans des sociétés de profanation croissante dont le monothéisme de la marchandise est le stade suprême dorénavant accompli pendant que le temps des monarchies fut, lui, cette longue étape de transition indispensable qui permit aux spéculations du sacré de liquider graduellement les traces résistantes de l’immonayable sacral à proportion du profane qui s’étendait de plus belle.
La théorie vraiment critique est ennemie de toute idéologie de l’argent amendé, épuré, purgé, purifié ou réaménagé, et elle sait qu'elle l'est parce qu’elle est avertie que la réalisation toujours plus poussée du fétichisme de la marchandise à tous les niveaux, en rendant toujours plus difficile aux humains de reconnaître et de nommer l’in-humanité de leur propre abaissement, les place dans l'alternative de refuser la totalité de ce déchoir, ou rien. La pensée qui pense en vérité a dû dès lors apprendre que l’on ne peut pas combattre l'aliénation de la monnaie et ses aboutissements sous des formes monnayant encore l’aliénation.
Extrait de Marchandiser la vie humaine, Le Retour aux Sources, Paris 2016.